dimanche 19 février 2012

"Nous sommes là" de Abdallah Yahia, un dessillement des yeux


C'est une véritable surprise ce film. L'une des premières récoltes de la liberté conquise. On n'aurait jamais souhaité voir un tel documentaire sous le régime de Ben Ali, sauf peut-être dans le cadre limité des cinéastes amateurs. Le film a été montré, dans le cadre des premières rencontres des réalisateurs de films, à la maison de la culture Ibn Rachiq, samedi, au centre de Tunis, avenue de Paris, dans l'un des deux principaux espaces culturels dépendant directement du Ministère de la Culture. Quand je suis entré dans la salle, à dix-huit heures moins dix, il n'y avait personne. J'ai cru qu'on ne serait pas plus d'une dizaine. Mais très vite des groupes successifs de spectateurs ont commencé à arriver. La plupart des jeunes. Le film, déjà vu la veille, au Mondial, avait fait impression. C'était peut-être pour cela. Beaucoup de cinéphiles en tout cas, les films projetés à la Maison de la Culture Ibn Rachiq sont tous présentés par la Fédération Tunisienne des Ciné-clubs. Mais que de jeunes ! Lorsque les lumières se sont éteintes, la salle était déjà remplie.
Ils n'ont pas été déçus. La fin de la projection a été suivie de chaleureuses ovations et à la sortie, devant la porte, Abdallah Yahia, accompagné de son producteur Lassad Oueslati, lui-même cinéaste, reçevait, confus, en guise d'encouragements, toutes sortes de manifestations de sympathie. Une vraie belle surprise, ce film..
Jamais sans doute en Tunisie on n'a encore vu (mais il faut parier que cele ne tardera pas à venir) se déployer un regard aussi libre sur un une banlieue de Tunis, Jebel Jeloud en l'occurrence. Ce film est une espèce de nettoyage du regard, un dessillement des yeux. La pleine réalisation par le documentaire de sa fonction première. Montrer. Certes depuis le 14 janvier 2011, les murs sont tombés qui étaient érigés par la dictature entre les différentes régions du pays, entre la capitale et ses banlieues pauvres ; mais il fallait un regard non pollué (la télévison se débat encore laborieusement contre ses vielles habitudes) pour nous permettre une vue aussi nette d'une population abandonnée à elle-même, se débrouillant comme elle peut. Tout y est : anciens prisonniers récemment libérés, cannabis, violence, chômage. Abdallah évite autant que faire se peut de dresser des barrières entre ses personnages et lui. En tout cas son regard n'est entaché d'aucun misérabilisme. A côté de ces aspects dramatiques, sont mis en avant les groupes de chanteurs alternatifs, hip hop et rap, dont les chansons ponctuent le film, participent au récit et lui donnent son rythme. De la périphérie, lieu des marginaux de toutes sortes, le cinéaste entre au coeur de la cité elle-même pour aboutir au lycée. On est bien loin de l'image clean de l'établissement scolaire, "temple du savoir". La liberté post-révolutionnaire mêlée de désordre et de gaieté, des enseignents débordés, ou débordants, artistes ou islamistes, des élèves bouillonnants dont les études ne sont manifestement pas l'unique souci. On se remémorera des croustillantes scènes, pourtant courtes, en classe, donnant toute la mesure des rapports aujourd'hui établis entre les écoliers et leurs enseignants.
Et pour finir l'organisation d'une action citoyenne, décidée par les élèves, une campgagne de collecte d'une aide pour les habitants d'Essray un village à côté de Hidra. Et le départ en bus des élèves accompagnés de leurs profs, ringards ou sympathiques, volontiers donneurs de leçons, commentateurs ou prédicateurs (dont l'un n'hésite pas à prêcher la bonne parole aux jeunes pour la plupart endormis), l'arrivée au village, la rencontre avec les habitants, les accollades et les discussions qui s'ensuivent. Cette action arrive à la fin du film, assurant une dramaturgie de l'hommage sympathique rendue par le réalisateur à un quartier oublié. Le tout ponctué d'une image-leitmotiv représentant un gamin à vélo, comme une métaphore de la destinée d'un village avec en alternance un tagueur s'activant sur un mur et dont on verra à la fin le résultat du travail . NOUS SOMMES TOUS LÀ.

Un cinéaste à suivre

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