jeudi 23 février 2012

Tahrir square de Stefano Savona, le contrepoint positif




Tahrir Square a attiré pas mal de spectateurs mercredi dernier, et ravi ceux qui sont restés pour le débat. Et pour cause. Il te fait vivre l'événement comme si tu y étais et tu oublies, même quand tu le sais, qu'il est construit, que les images sont sélectionnées, que le réalisateur a fait des choix précis quant aux personnages principaux, au cadrage, au montage etc..;. Il n'est pas facile de ne pas se laisser déborder par l'événement, de résister à l'effet confondant de l'émotion qu'il dégage. Il faut dire que Savona n'est pas à son premier coup d'essai, ni qu'il ignore la région. Avant de venir au cinéma ( il a d'abord fait des études d'archéologie) il a parcouru la région participant à des fouilles qui l'avaient conduit du Soudan à La Turquie en passant par Israel...Ensuite, quand, abandonnant sa spécialité de départ, il s'est consacré à la photo et au cinéma, son intérêt s'est porté sur les grands foyers de tension qui agitent le Moyen Orient comme le kurdistan ou la Palestine. Et toujours à des moments d'explosion, après la chute de Saddam Hussein (Primavera in Kurdistan, 2006), lors de l'agression israélienne à Gaza.(Piombo fuso, 2009)
Ainsi, quand il a appris que le peuple du Caire est descendu sur la place Tahrir pour déloger Moubarak, il a tout bonnement pris la décision d'y être, et de ne pas quitter les manifestants avant qu'ils n'obtiennent satisfaction. La première qualité du film est qu'il s'est donné comme fin celle du mouvement. La chute de Moubarak. C'est cette coïncidence choisie entre le travail du cinéaste et l'implication de l'homme qui impressionne. Comment pouvait-il savoir (nombreux disaient que La Tunise n'était pas l'Egypte et que Moubarak n'était pas Ben Ali) que c'était inéluctable ? Quelle que fût sa sympathie pour les sit-inneurs (et elle était grande) il n'en avait aucune idée. C'est quand on pense à cette incertitude qu'on mesure l'importance du travail accompli car la connaissance préalable de la fin est, nous dit-on, une condition de réussite du récit. Et bien tout se passe comme si Stefano Savona connaissait déjà l'issue de l'aventure révolutionnaire. C'est dire le travail de montage. Mais pas seulement.
Ensuite, le choix des deux personnages principaux est décisif ; La jeune fille est exceptionnelle. On ne sait pas comment elle est dans la vie, mais on a du mal à la voir différente de l'image qu'il nous a donnée d'elle. Affable, réservée, intelligente, décidée, ouverte. On n'a pas envie de la quitter mais justement elle n'est pas toujours là et ce dosage ne fait qu'ajouter à sa sympathie. Idem pour le jeune homme : quand il revient blessé, titubant, nous ne savons pas exactement comment le fait a eu lieu mais on l'imagine aisément. Autour d'eux, gravitent d'autres jeunes, pas toujours les mêmes qui sont là pour discuter des événements, de la nature de l'Etat, de la personnalité du président, de la constitution future, des frères musulmans etc...
Enfin, c'est précisément le mode d'articulation de ces visages familiers avec les scènes collectives qui crée l'équilibre de l'ensemble. Au début du film, la caméra est braquée sur le visage de Noha, pensive, alors qu'on entend les cris de la foule scandant « le peuple veut la chute du régime ». La vox populi accompagne paradoxalement un visage taciturne et passe par là ; ce contrepoint renforce l'empathie du réalisateur pour ce qui se passe devant ses yeux. Le décalage atténue certes l'effet de la clameur populaire puisqu'elle arrive en voix off et qu'elle est absorbée par l'expression rentrée de Noha. Sauf que celle-ci n'est pas contre-révolutionnaire, loin s'en faut ; elle se chargera en fait de déployer cette énergie à mesure que le film avance. Toute l'oeuvre est gouvernée par cette logique du contrepoint positif. Lorsqu'on voit les hommes prier, dans le même plan le cinéaste aménage un espace pour des manifestants en train de faire autre chose ; nombreux sont les plans de ce type.
Le résultat est que nous avons de ce qui se passe une perception multiple, diversifiée et aérée. N'oublions pas que tout cela se déroule devant les yeux du cinéaste indépendamment de sa volonté. Le document se présente comme un récit préalablement fabriqué, ce qui n'est pas possible. En réalité, c'est le regard qui compose, il capte le réel non pas en le modifiant mais en dégageant la richesse et la complexité qu'il contient. Pourtant nul commentaire explicite du cinéaste, nul effet discursif, visuel ou sonore. On a l'impression que le cinéaste est absent tant il est discret. C'est peut-être cela qu'on appelle la sympathie.
Une sympathie intelligente : en témoigne la fin du film qui n'est pas exactement celle de l'événement : la chute de Moubarek et l'euphorie qui s'ensuit. Après le générique arrive une discussion où une jeune fille excitée étale de façon ostentatoire son scepticisme quant à l'après Moubarek. et s'il revenait ? et le conseil militaire, comment peut-on lui faire confiance ? La suite des événements semble lui donner raison.

Au cous du débat tout cela et bien d'autres choses ont été évoquées qui n'ont pas épusé, malgré l'intelligence des interventions, la valeur d'un film qui demeurera l'un des plus importants sur les révolutions arabes.

lundi 20 février 2012

"la révolution moins 5" de Ridha Tlili, la conscience que ce qu'on a en face...


J'y étais un peu préparé pour avoir déjà vu « Jiha » ; mais c'était aussi une surprise, une autre belle surprise que « La révolution moins 5 » de Ridha Tlili. C'est le portrait d'un groupe de tagueurs, ahl elkahf, aritstes alternatifs et révolutionnaires jusqu'au bout des ongles. Comme dans Jiha, Ridha Tlili se met entièrement au service de ses personnages, sans prétention, sans manière, avec une humilité que bien des cinéastes considèrent comme un renoncement. Sa principale qualité est là : se mettre au service de ses personnages n'exclut pas le talent, mais l'appelle et suppose une confiance dans l'image et l'assurance d'en faire un bel usage. Si la révolution devait avoir une vertu pour les cinéastes, ce serait bien celle-là : la conscience que ce qu'on a en face de la caméra est digne d'être filmé. On peut ne pas être d'accord avec ces jeunes tagueurs (je ne vois pas comment d'ailleurs), mais la beauté de leur geste est le résultat d'une composition. Ce n'est ni de l'embellissement artificiel ajouté par un discours préalable et plaqué ni une qualité immanente aux personnages, c'est le fruit d'une rencontre, celle d'un regard et d'un sujet, l'agencement secrètement habile de la posture d'un imagier observateur et d'une sacrée bande de jeunes. On les voit dans différents lieux, dans un bureau discuter (ils discutent souvent, de politique, de philosophie, d'art, sans se lasser ni lasser), dans la rue souvent la nuit ou au petit matin, garnissant les murs de la ville de leurs dessins et slogans, sur la terrasse d'une maison émettant sur une radio privée, à la faculté des beaux arts parmi les étudiants, sur la place publique assistant à un concert de El hamaim el bidh, etc.. tels quels ; ils sont attachants par la sincérité et l'intelligence de leur engagement. Mais le temps que le cinéaste met à les filmer, l'endroit où il se place, la distance, l'angle la fixité ou la mobilité de sa caméra tout cela, difficile à remarquer (à force de justesse) fait que de l'ensemble produit une impression à la fois de grande vérité, de beauté et de sympathie. Ridha Tlili est tout entièrement pris par son sujet comme s'il était partie prenante de la joyeuse bande mais, secrètement distant, il s'offre toujours l'espace qui permet l'observation et ménage au spectateur la place nécessaire pour suivre les personnages et les aimer.
Un autre cinéaste à suivre

dimanche 19 février 2012

"Nous sommes là" de Abdallah Yahia, un dessillement des yeux


C'est une véritable surprise ce film. L'une des premières récoltes de la liberté conquise. On n'aurait jamais souhaité voir un tel documentaire sous le régime de Ben Ali, sauf peut-être dans le cadre limité des cinéastes amateurs. Le film a été montré, dans le cadre des premières rencontres des réalisateurs de films, à la maison de la culture Ibn Rachiq, samedi, au centre de Tunis, avenue de Paris, dans l'un des deux principaux espaces culturels dépendant directement du Ministère de la Culture. Quand je suis entré dans la salle, à dix-huit heures moins dix, il n'y avait personne. J'ai cru qu'on ne serait pas plus d'une dizaine. Mais très vite des groupes successifs de spectateurs ont commencé à arriver. La plupart des jeunes. Le film, déjà vu la veille, au Mondial, avait fait impression. C'était peut-être pour cela. Beaucoup de cinéphiles en tout cas, les films projetés à la Maison de la Culture Ibn Rachiq sont tous présentés par la Fédération Tunisienne des Ciné-clubs. Mais que de jeunes ! Lorsque les lumières se sont éteintes, la salle était déjà remplie.
Ils n'ont pas été déçus. La fin de la projection a été suivie de chaleureuses ovations et à la sortie, devant la porte, Abdallah Yahia, accompagné de son producteur Lassad Oueslati, lui-même cinéaste, reçevait, confus, en guise d'encouragements, toutes sortes de manifestations de sympathie. Une vraie belle surprise, ce film..
Jamais sans doute en Tunisie on n'a encore vu (mais il faut parier que cele ne tardera pas à venir) se déployer un regard aussi libre sur un une banlieue de Tunis, Jebel Jeloud en l'occurrence. Ce film est une espèce de nettoyage du regard, un dessillement des yeux. La pleine réalisation par le documentaire de sa fonction première. Montrer. Certes depuis le 14 janvier 2011, les murs sont tombés qui étaient érigés par la dictature entre les différentes régions du pays, entre la capitale et ses banlieues pauvres ; mais il fallait un regard non pollué (la télévison se débat encore laborieusement contre ses vielles habitudes) pour nous permettre une vue aussi nette d'une population abandonnée à elle-même, se débrouillant comme elle peut. Tout y est : anciens prisonniers récemment libérés, cannabis, violence, chômage. Abdallah évite autant que faire se peut de dresser des barrières entre ses personnages et lui. En tout cas son regard n'est entaché d'aucun misérabilisme. A côté de ces aspects dramatiques, sont mis en avant les groupes de chanteurs alternatifs, hip hop et rap, dont les chansons ponctuent le film, participent au récit et lui donnent son rythme. De la périphérie, lieu des marginaux de toutes sortes, le cinéaste entre au coeur de la cité elle-même pour aboutir au lycée. On est bien loin de l'image clean de l'établissement scolaire, "temple du savoir". La liberté post-révolutionnaire mêlée de désordre et de gaieté, des enseignents débordés, ou débordants, artistes ou islamistes, des élèves bouillonnants dont les études ne sont manifestement pas l'unique souci. On se remémorera des croustillantes scènes, pourtant courtes, en classe, donnant toute la mesure des rapports aujourd'hui établis entre les écoliers et leurs enseignants.
Et pour finir l'organisation d'une action citoyenne, décidée par les élèves, une campgagne de collecte d'une aide pour les habitants d'Essray un village à côté de Hidra. Et le départ en bus des élèves accompagnés de leurs profs, ringards ou sympathiques, volontiers donneurs de leçons, commentateurs ou prédicateurs (dont l'un n'hésite pas à prêcher la bonne parole aux jeunes pour la plupart endormis), l'arrivée au village, la rencontre avec les habitants, les accollades et les discussions qui s'ensuivent. Cette action arrive à la fin du film, assurant une dramaturgie de l'hommage sympathique rendue par le réalisateur à un quartier oublié. Le tout ponctué d'une image-leitmotiv représentant un gamin à vélo, comme une métaphore de la destinée d'un village avec en alternance un tagueur s'activant sur un mur et dont on verra à la fin le résultat du travail . NOUS SOMMES TOUS LÀ.

Un cinéaste à suivre

samedi 18 février 2012

"Ceci n'est pas un film" au ciné-club, merci les amis !



Les activités du ciné-club Africart ont repris le 18 janvier au centre Elissa, dans l'une ou l'autre des deux salles. Cette reprise a eu lieu à l'occasion de la sortie du dernier film de Jilani Saadi, « Winou baba ? (Où est mon papa ?) Il était alors tout naturel de consacrer les trois premières séances hebdomadaires au réalisateur de « Khorma ». L'occasion fut ainsi donnée au public de voir ou de revoir ses trois longs métrages que nous avons programmés dans l'ordre de leur production soit successivement Khorma, la tendresse du loup et Où est papa ?, le ciné-club Cinéfils de Mad'art à Carthage ayant choisi de suivre l'ordre inverse. De mercredi en mercredi, le nombre des spectateurs a augmenté. La faiblesse de l'affluence aux deux premiers rendez-vous s'explique sans doute par le fait que les deux premiers films sont déjà connus, mais peut-être faudrait-il voir dans cette relative augmentation des entrées le retour progressif des fidèles du ciné-club. En tout cas, mercredi dernier le 15 février, autour de quatre vingt personnes sont venues voir « Ceci n'est pas un film » de Jaafar Panahi..Film pourtant « difficile » et dont on ne peut pas dire qu'il a drainé les foules depuis sa sortie. Ils étaient donc quatre-vingt mais c'étaient des visages connus, des cinéphiles pour la plupart. Motif supplémentaire de fiérté, la plupart d'entre eux sont restés pour le débat. Et y ont participé.
J'avais vu le film à Cannes et j'en étais ravi. De le revoir ici à Tunis et, qui plus est, dans le cadre du ciné-club, a ajouté à mon ravissement. Contrairement à mes appréhensions le débat a été au niveau de l'événement. Car c'en fut un. La frustration qu'on peut avoir est qu'il n'ait pas été vu ailleurs à l'intérieur du pays. Plus d'une année après la Révolution on mesure davantage l'intérêt qu'aurait représenté sa circulation à une échelle plus large.
Il est vrai aussi que le débat a failli prendre une tournure un peu courte. Etait-ce évitable? La capacité de Panahi de contourner la contrainte a tout de suite fait penser à tous les films dont le coût élevé n'a pas empêché leur médiocrité. La comparaison a naturellement porté sur les films tunisiens. La réaction était attendue mais très vite les interventions se sont élevées à un autre niveau pour se recentrer sur l'oeuvre elle-même. Comment peut-on atteindre ce degré d'intelligence, de finesse et d'art quand on est réduit à de telles restrictions, une condamnation à six ans de prison, à vingt ans d'interdiction de filmer et de donner des interviews ? Il était évident pour tous, dès la fin de la projection, qu'il y avait quelque chose d'exceptionnel dans cet objet étrange auquel personne n'a dénié la qualité de film admettant, du coup, le caractère ironique du titre. Mais comment le prouver ?. D'où vient en effet cette évidence qu'on est en face d'une oeuvre d'art ? C'est cette question qui a excité mon esprit face aux commentaires des amis du ciné-club. Peut-etre tout simplement, me dis-je maintenant en faisant écho à ce beau débat, que la création artistique ne dépend pas de la quantité des moyens dont on dispose. L'exiguité de l'espace auquel était réduit le cinéaste ne l'a pas empêché de le transformer en plusieurs lieux de tournage. La chambre, le salon, la cuisine, l'entrée, le couloir, etc...Si l'action est impossible, le récit ne l'est pas. La question que se pose en permanence Panahi est simple mais essentielle : comment faire du cinéma quand vous vous en trouvez empêché ; la dramaturgie de « ceci n'est pas un film » est une série de réponses à cette question : d'abord témoigner de l'injustice en s'enquérant auprès de son avocate des nouvelles de de la décision du tribunal d'appel, vaquer à ses occupations ordinaires, prendre son petit déjeuner, s'occuper de Igi l'iguane de son fils, lire le scénario du film refusé, dessiner sur le tapis du salon le décor, jouer soi-même la jeune fille qui doit tenir le rôle principal, revenir sur certaines scènes de ses anciens films, en revoir des extraits, les commenter, se rendre compte que ce n'est toujours pas un film, laisser venir de l'extérieur le son de la ville (comment restreindre le champ sonore ?), accepter de garder le chien de la voisine, non il dérangerait Igi, laisser partir son ami documentariste Mojtaba Mirtahmasb venu le filmer (il ne sait rien à la technique dit-il et puis il est interdit de filmer), ouvrir la porte au beau frère du concierge venu ramasser la poubelle, et pourquoi pas l'accompagner dans l'assensceur avec la caméra (un personnage de fortune qui donne tout d'un coup un brin de fiction au film), descendre avec lui en s'arrêtant à chaque étage (le ramassage de la poubelle règlant le tempo, quelle idée !) pour enfin mettre juste le nez de la caméra légèrement dehors et voler les images des jeunes s'amusant autour du feu. Non ce n'est pas la révolution (on pourrait le croire), il s'agit de la fête du feu et ce qu'on a entendu ce ne sont pas des coups de canon (ç'aurait pu l'être) mais le bruit du feu d'artifice. En laissant « la caméra allumée » comme il le dit lui-même on finit toujours par réaliser un film à partir de ce qui n'est pas sensé l'être. La force de l'obstination, le désir d'expression, et le talent et le talent...

Par ailleurs, on peut regretter que le film ait fait si peu d'entrées. Il y a eu au moins le ciné-club. Merci les amis !

vendredi 10 février 2012

"Fellagas 2011" de Rafik Omrani, sans ressentiment ni culpabilité



Ce n'est pas le moindre mérite de Rafik Omrani que d'avoir résisté, en tant que cinéaste, à la puissance de l'événement. Qu'ils soient courts ou longs, la plupart des films tunisiens sur la révolution se distinguent par un souci prononcé de se décaler par rapport à leur sujet, comme une manière de préserver une valeur artistique obligée. Une volonté de marquer une distance poussée parfois à l'extrême comme dans Rouge parole, comme si les cinéastes voulaient rivaliser avec un événement d'autant plus fort qu'il a été impré-vu. Si Fellaga ne déroge pas à cette particularité « tunisienne », il s'en sort avec bien plus de bonheur. Sans coller stupidement à l'événement il ne cherche pas à s'en éloigner artificiellement pour camoufler la honte..
La première impression qui se dégage dès le début du film, est celle d'une profonde sympathie du cinéaste pour ses personnages.  On le comprend quand on sait que Rafik Omrani (réalisateur mais aussi cadreur et monteur du film), son frère Aymen (qui tient la caméra et et qu'on voit sporadiquement traverser la place comme une sinature) et leur vieux complice Zied Ben Romdane (également à la caméra mais aussi producteur du film) ont vécu avec les sit-inneurs, jour et nuit. Cette proximité, le partage de l'expérience, explique l'absence du ressentiment et de la culpabilité. Il faut ajouter que le groupe qui vient du cinéma amateur, cinéma alternatif s'il en est, n'est pas étranger à l'expérience militante. D'une famille engagée, Rafik et Aymen ont toujours travaillé en dehors du système. Et c'est paradoxalement cette expérience de l'engagement et l'accompagnement des révolutionnaires de la Kasba qui ont permis la liberté et l'humour avec lesquels ils ont mené leur affaire. On s'étonne avec sympathie de la distante implication du regard qu'ils ont porté sur un événement pourtant décisif et auquel on s'enorgueillirait vite d'avoir pris part. Cette respiration vient d'abord de la manière dont les séquences sont articulées. C'est comme s'il fallait à chaque fois savoir doser l'intensité des faits rapportés pour ensuite s'en éloigner à la faveur d'un fondu sur l'image et le son. Une pudeur qui n'accable pas le spectateur car l'événement pourrait culpabiliser celui qui n'y a pas participé. Ensuite, l'alternance des plans rapprochés souvent chargés d'émotion (l'héroisme alterne avec la sincérité, la naiveté voire la maladresse des discours) et de plans beaucoup plus larges qui donnent l'impression d'un départ imminent. Rafik Omrane le confirme lui-même au cours du débat qu'on a eu avec lieu après la projection : il a eu plusieurs fois envie de s'en aller comme l'explicite son commentaire lorsqu'il évoque la fatigue et le froid. Le discours n'est du coup ni affecté ni complaisant. Il est d'autant plus délicat que le texte écrit et dit par le réalisateur, dans une belle langue dialectale, n'a rien d'idéologique, accompagnant l'image avec parcimonie rapportant tantôt le point du vue du cinéaste qu'il est tantôt celui du sit-inneur qu'il a été..Les scènes d'affrontement avec la police ne plombent pas le film. Il ne s'est pas empêché d'ajouter, par un effet de ratenti, un brin de romantisme à la chute des feuilles provoquée par la brutalité des forces de l'ordre. Le film est ponctué d'images représentant des personnages perdus, des vieux et des enfants loquaces ou taciturnes, de passage ou venus juste pour être là, par mimétisme ou par désoeuvrement, des images qui s'ajoutent comme un contrepoint à celles qui mettent en scène l'héroisme et la pugnacité des sit-inneurs. Le regard profondément solidaire ne s'interdit ni l'humour ni le doute. L'ensemble apparaissant comme une histoire séparée du processus révolutionnaire (le parti-pris historique au sens positiviste est exclu) comme un conte dont on regrette le caractère révolu. Ce qui, rétrospectivement, souligne la pertinence du regard. Et sa perspicacité, vu la suite des événements...

Tahar Chikhaoui.

jeudi 9 février 2012

La rampe s'est déplacée


Il y a dans la révolution, dans toute révolution, un excès de sens, un débordement sémantique dont les historiens reconnaissent la difficulté dès lors qu’il s’agit de construire une explication. On pourrait penser que le cinéma, employant un matériau signifiant moins abstrait et moins linéaire que la langue, aiderait à mieux en rendre compte. Un examen de l’histoire du cinéma ne permet pas de l’affirmer. Sans doute parce que tout en étant « sauvage », le jaillissement du sens qui caractérise l’image en mouvement n’a rien à voir, dans sa nature, avec l’explosion révolutionnaire. Le cinéma semble mieux s’accommoder de ce qui est statique pour en dégager la dynamique intérieure, cachée. Quant à l’image vidéographique, c’et tout autre chose. Nous y reviendrons.
C’est pour cela que le cinéma parle mieux de la révolution avant et après son avènement. Peut-être s’agit-il tout simplement de la distance nécessaire au geste cinématographique, matérielle (place de la caméra) et mentale (en amont le scénario, en aval le montage), distance dont l’abolition fonde toute révolution. Encore que le temps change peu à l’affaire, Octobre n’est pas le meilleur film de Eisenstein, ni Danton celui de Wajda, ni La Nuit de Varennes celui de Scola (remarquons au passage, pour revenir à la distance, que le premier est polonais et le second italien) et pour anticiper sur mon propos, le meilleur film sur les événements de la place Ettahrir est le fait d’un italien (un autre) stefano savonna, Tahrir libération square.
Il semble même que les meilleures images aient été obtenues plutôt avant et après que pendant. Et on pourrait ajouter que le cinéma, paradoxalement, expliquerait mieux la révolution avant son avènement.  Il s’exprimerait mieux après. On choisirait La Chinoise plutôt que Ciné-tracts pour comprendre le vent qui va souffler un an plus tard sur la France, et les exemples sont nombreux. En revanche, l’explosion expressive du cinéma soviétique des années 20 a mieux servi l’histoire du cinéma qu’il n’a aidé à comprendre la révolution d’octobre. Que la plus emblématique de toutes les révolutions se soit précisément coltinée avec la question du montage, cela a à voir avec le constructivisme ambiant mais dit sans doute autre chose quant au foisonnement de l’événement révolutionnaire et à la force élaboratrice du cinéma. La révolution est toujours à l’horizon du cinéma mais, une fois survenue, celle-ci servirait au mieux de réservoir documentaire pour le renouvellement du septième art. En tout cas, pendant le mouvement révolutionnaire, le cinéma (n’est-ce pas vrai de tous les arts ?) s’efface peut-être parce que dans son geste premier, ce que Deleuze appelle le devenir révolutionnaire, la révolution est une forme suprême d’expression esthétique. C’est dire que le rapport de la révolution avec le cinéma est un rapport de deux temporalités différentes.

A l'heure du digital

Mais on est aujourd’hui à une autre étape de cette double histoire.  Pour aller vite, on dira que les révolutions violentes pré dictatoriales ont eu lieu à l’ère de l’argentique alors que les révolutions démocratiques sont contemporaines du digital ; les révolutions arabes offrent l’exemple le plus intéressant de la rencontre d’un désir de démocratie avec l’expansion d’un nouveau mode de production et de diffusion de l’image. Il y aurait à interroger l’état actuel de l’évolution matérielle et technologique de l’outil cinématographique par rapport justement à cette question de distance dont on parlait.
Le Moineau de Chahine (1972) est plus une lecture-bilan, à travers la défaite de 67, de « la révolution » de 52 dont il est plus proche qu’une préfiguration de celle de 2010 ; le film finit sur le déferlement du peuple dans la rue, clamant des slogans nationalistes, mais dans ses motivations et dans sa forme la manifestation spontanée et guidée par une femme est plus proche d’une action
démocratique. Le refus de la démission de Nasser est une manière de lui rappeler ses engagements vis-à-vis du peuple. Il est aussi et surtout la contestation de l’emprise exercée sur l’Etat d’une mafia militaro-bureaucratique présentée comme étant à l’origine de la défaite. Et il n’est pas insensé de faire remarquer que le dernier film de Chahine,  Le Chaos  commence précisément par quoi finit Le Moineau. Au-delà de la dénonciation de la corruption du régime policier, argument central du film, les images d’ouverture, isolées de l’ensemble, préfigurent étonnamment celles, abondantes, qu’on verra circuler dans les réseaux sociaux sur le mouvement du 25 janvier. L’explosion de la colère populaire, le caractère pacifique et civil des manifestations, et en face la violence et la brutalité de la répression policière, tout annonce ce qui va advenir trois ans plus tard. Plus frappant encore est le cas de Microphone, le film de Ahmad Abdalla sorti la veille de la révolution. Si Le Chaos est amarré à la fiction classique du mélodrame social, Microphone est à la fois plus libre et plus contemporain par son contenu, sa forme et son mode de fabrication. Tourné sans budget, totalement en dehors du système, avec la plus légère des caméras digitales, il raconte l’histoire vraie d’un groupe de jeunes chanteurs alternatifs, des graffeurs de murs, des skate-boarders anderground et leurs déboires avec les autorités. Chacun des personnages importants s’est chargé d’écrire sa propre histoire . Le film sort le 24 au soir, mais Ahmad Abdallah est déjà sous une tente place Tahrir avec ses copains accrochés à leurs ordinateurs : ils collectent les petits films pris par les manifestant sur la répression policière et les diffusent sur les réseaux sociaux. La concomitance de la sortie du film au déclenchement de la révolution, celle de sa projection à l’engagement du cinéaste ne relève ni de l’anecdote ni de la coïncidence fortuite. La diffusion des images de la répression sur la toile relève quasiment du même ordre que la distribution de son film, autre œuvre collective. Même si - Ahmad Abdalla ne rate aucune occasion de le préciser- il faut distinguer l’action du citoyen du geste créateur de l’artiste. 

en-dehors du système 

Et que le cinéma tunisien n’ait pas eu cette capacité « prémonitoire », cela s’explique par la place qu’il occupe dans la société. Si nous considérons que le cinéma est à la fois art et culture je dirai que le cinéma tunisien aurait des prétentions artistiques  bien plus grandes que son importance culturelle. Un grand désir de films dans un contexte cinématographique culturellement faible. La projection (le désir artistique) l’emporterait sur la représentation (la capacité d’expression culturelle). Cette disproportion expliquerait les malentendus qui l’entourent et les controverses violentes dont il a été l’objet après la révolution. On s’étonne encore de l’ampleur du contresens et de la violence de la réaction qu’ont provoquées des films comme Inchallah la laïcité de Nadia Fani ou Persepolis de Marjane Satrapi et Vincent Paronnaud. De là aussi vient qu’on trouvera moins de films, et moins importants, qui auraient préfiguré, sur le mode de la représentation, la révolution ; certes, on détectera dans l’œuvre de Nouri Bouzid les éléments de « projection » quant au destin d’une génération déployé à travers la trajectoire désespérée et souvent suicidaire de ses personnages et ce depuis L’Homme de cendres ; il en est de même mais de façon plus parabolique des films de Jilani Saadi ou de Raja Amari ; mais il faut chercher dans les films des cinéastes amateurs, objets parfois maladroits mais aux prises avec la société, les signes les plus directement annonciateurs  des événements de décembre 2010 et janvier 2011 ; films soustraits totalement à la pression institutionnelle et réalisés en dehors des circuits officiels et des festivals internationaux, diffusés principalement dans le cadre du festival international du film amateur de Kélibia, et le cercle confidentiel des clubs de la fédération Tunisienne du cinéma amateur. On ne rappellera pas assez la force annonciatrice d’un court-métrage comme Sans plomb (2006) du jeune Sami Tlili où un chômeur menace de s’immoler pour protester contre le refus d’embauche. Entre les deux bouts, méritent une attention particulière les courts métrages produits par les ressortissants des écoles de cinéma également peu visibles en dehors des quelques journées organisées à cet effet par les associations indépendantes. 

quand voir c'est agir

Autre différence liée à ce phénomène : juste après la révolution, l’Egypte offre une fiction à dix voix alors que la Tunisie présente un documentaire. Tous les deux sont montrés à Cannes. Œuvre collective d’un côté, documentaire individuel de l’autre. Enracinement culturel d’un côté, ambition auteuriste  de l’autre. D’autres films suivront qui confirmeront ou infirmeront ce propos, mais dans cette différence, on peut mesurer ce qui sépare la représentation de la projection. 18 jours est réalisé par des cinéastes d’âges et d’horizons politiques différents. On n’a pas manqué de le signaler à la charge de certains d’entre eux accusés de compromission avec le régime de Moubarak. Le film vaut plus par le sens du geste collectif d’une corporation qui a vite fait de suivre l’événement que par une singularité artistique très inégalement répartie sur les différents sketches. Du côté tunisien, un cinéaste a, à lui tout seul, pris le risque de « construire » un film qu’il ne voulait pas seulement illustratif.
Voilà pour ce qui est de l’avant et de l’après. Mais ce qui est nouveau c’est justement ce qui s’est passé pendant. Plus qu’un appareil d’enregistrement, la caméra est devenue littéralement une arme, justement parce qu’elle est portable. Pour avoir surpris tout le monde, la révolution ne s’est pas faite à l’abri des regards ; plus que sous les regards, elle s’est faite par le regard porté par une multitude de jeunes inconnus qui, munis de leurs téléphones portables, filmaient tous azimut ce qu’ils faisaient. La nouveauté est cette là. Quand dire c’est faire, disait-on naguère, quand voir c’est agir devrait-on ajouter aujourd’hui. Les révolutions arabes sont la première grande manifestation d’une pragmatique du regard. Cette abolition de la distance n’est pas synonyme d’art mais elle a été possible.
Entendons-nous bien, il ne s’agit pas de films de cinéma, d’œuvres de création mais l’histoire nous a fourni le prototype d’une autre image. Non que la distance soit totalement et définitivement abolie mais la rampe s’est déplacée, elle est devenue à la fois ténue et mobile. Comme cette révolution qui ouvrira, indépendamment de son issue immédiate, la voie à une refonte des structures politiques et sociales dont on verra le résultat plus tard, les images de la révolution indiqueront ce à partir de quoi se fera le futur paysage cinématographique.
Fera-t-on désormais le cinéma autrement ? Il ne fait pas de doute que quelque chose a changé dans les modes de représentation qui affectera fondamentalement le cinéma. Ce que cela donnera ? Ne poussons pas la prétention plus loin, le temps nous le dira.
Par ailleurs il serait bien naïf de croire qu’on en a fini avec la question de la singularité du regard, de l’originalité artistique qu’autorise le talent.

Tahar Chikhaoui

Texte publié comme éditorial du catalogue  des 12èmes Journées cinématographiques dionysiennes au cinéma Ecran de Saint Denis organisées  du 1er au 7 février 2012 sous le thème Révolutions "est-ce ainsi..."