vendredi 10 février 2012

"Fellagas 2011" de Rafik Omrani, sans ressentiment ni culpabilité



Ce n'est pas le moindre mérite de Rafik Omrani que d'avoir résisté, en tant que cinéaste, à la puissance de l'événement. Qu'ils soient courts ou longs, la plupart des films tunisiens sur la révolution se distinguent par un souci prononcé de se décaler par rapport à leur sujet, comme une manière de préserver une valeur artistique obligée. Une volonté de marquer une distance poussée parfois à l'extrême comme dans Rouge parole, comme si les cinéastes voulaient rivaliser avec un événement d'autant plus fort qu'il a été impré-vu. Si Fellaga ne déroge pas à cette particularité « tunisienne », il s'en sort avec bien plus de bonheur. Sans coller stupidement à l'événement il ne cherche pas à s'en éloigner artificiellement pour camoufler la honte..
La première impression qui se dégage dès le début du film, est celle d'une profonde sympathie du cinéaste pour ses personnages.  On le comprend quand on sait que Rafik Omrani (réalisateur mais aussi cadreur et monteur du film), son frère Aymen (qui tient la caméra et et qu'on voit sporadiquement traverser la place comme une sinature) et leur vieux complice Zied Ben Romdane (également à la caméra mais aussi producteur du film) ont vécu avec les sit-inneurs, jour et nuit. Cette proximité, le partage de l'expérience, explique l'absence du ressentiment et de la culpabilité. Il faut ajouter que le groupe qui vient du cinéma amateur, cinéma alternatif s'il en est, n'est pas étranger à l'expérience militante. D'une famille engagée, Rafik et Aymen ont toujours travaillé en dehors du système. Et c'est paradoxalement cette expérience de l'engagement et l'accompagnement des révolutionnaires de la Kasba qui ont permis la liberté et l'humour avec lesquels ils ont mené leur affaire. On s'étonne avec sympathie de la distante implication du regard qu'ils ont porté sur un événement pourtant décisif et auquel on s'enorgueillirait vite d'avoir pris part. Cette respiration vient d'abord de la manière dont les séquences sont articulées. C'est comme s'il fallait à chaque fois savoir doser l'intensité des faits rapportés pour ensuite s'en éloigner à la faveur d'un fondu sur l'image et le son. Une pudeur qui n'accable pas le spectateur car l'événement pourrait culpabiliser celui qui n'y a pas participé. Ensuite, l'alternance des plans rapprochés souvent chargés d'émotion (l'héroisme alterne avec la sincérité, la naiveté voire la maladresse des discours) et de plans beaucoup plus larges qui donnent l'impression d'un départ imminent. Rafik Omrane le confirme lui-même au cours du débat qu'on a eu avec lieu après la projection : il a eu plusieurs fois envie de s'en aller comme l'explicite son commentaire lorsqu'il évoque la fatigue et le froid. Le discours n'est du coup ni affecté ni complaisant. Il est d'autant plus délicat que le texte écrit et dit par le réalisateur, dans une belle langue dialectale, n'a rien d'idéologique, accompagnant l'image avec parcimonie rapportant tantôt le point du vue du cinéaste qu'il est tantôt celui du sit-inneur qu'il a été..Les scènes d'affrontement avec la police ne plombent pas le film. Il ne s'est pas empêché d'ajouter, par un effet de ratenti, un brin de romantisme à la chute des feuilles provoquée par la brutalité des forces de l'ordre. Le film est ponctué d'images représentant des personnages perdus, des vieux et des enfants loquaces ou taciturnes, de passage ou venus juste pour être là, par mimétisme ou par désoeuvrement, des images qui s'ajoutent comme un contrepoint à celles qui mettent en scène l'héroisme et la pugnacité des sit-inneurs. Le regard profondément solidaire ne s'interdit ni l'humour ni le doute. L'ensemble apparaissant comme une histoire séparée du processus révolutionnaire (le parti-pris historique au sens positiviste est exclu) comme un conte dont on regrette le caractère révolu. Ce qui, rétrospectivement, souligne la pertinence du regard. Et sa perspicacité, vu la suite des événements...

Tahar Chikhaoui.

1 commentaire:

  1. "Le regard profondément solidaire ne s'interdit ni l'humour ni le doute."
    The topic sentence!

    Superbe critique.

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