au
gré des pays et des continents
Combien
de fois n'a-t-on pas entendu les cinéastes de tel ou tel pays se
plaindre de l'ostracisme exercé par le Festival de Cannes à leur
encontre. Plus
ceux de chez nous, il faut dire. Névrose post-coloniale ? Ou
justes récriminations ? N'est-ce pas plus facile d'imputer le rejet
d'une candidature à des programmateurs méprisants et ignorants
plutôt qu'à la faible qualité du film proposé, faiblesse toujours
difficile à reconnaître ? Mais alors, il faudrait admettre que
tous les films sélectionnés dans toutes les sections (Compétition
officielle, hors-compétition, soirée spéciale, Un certain regard,
La Quinzaine des Réalisateurs, La Semaine de la Critique, l'Acid)
sont supérieurs à ceux produits l'année concernée par l'ensemble
du continent africain et tous les pays arabes. Mais que représente
quantitativement cette production pour que « l'injustice »
soit entendue ? Cent films, cent cinquante ? Si la centaine
programmée chaque année à Cannes ne représente qu'une infime
proportion dans la production globale de la planète, on peut alors
considérer le nombre choisi de films africains comme n'étant pas si
infamant qu'on le prétend. Bref, le débat peut se poursuivre à
l'infini et on ne réfutera pas d'un trait le grief d'un favoritisme
géopolitique si on décide que la proportion de bons films africains
est ou peut être plus grande que la moyenne mondiale : se
surestimer à sa juste valeur aide à rejeter une injustice supposée.
Bon tout cela n'empêche pas qu'aucun ressentiment ne résiste au
désir d'obtenir une place à Cannes ( le pathétique va parfois
jusqu'au fait de considérer la présence d'un court-métrage dans le
short film corner comme un label à exhiber comme s'il y avait là un
quelconque mérite autre celui de payer les frais d'inscription
requis pour y prendre part).
Sembène
donc et Cissé…
On
était curieux de découvrir le dernier Souleymane Cissé. Notre
maison, programmé
en séance spéciale n'est presque pas « un film »
cisséen tant y manque le sens de l’ouvrage auquel nous a habitué
le doyen des cinéastes africains. Un cri contre l'injustice et la
corruption au Mali. Rien de bien remarquable au-delà d'une affaire
familiale, placée au coeur du film : les quatre sœurs du
cinéaste se trouvent expropriées de la maison ancestrale à la
suite d'une obscure querelle de terrain entre différentes tribus.
Inutile de chercher la grâce de Yeelen
(prix du jury à Cannes en 87), à l'exception de quelques moments du
début, où Cissé revient sur son enfance. L'occasion de dénoncer
un système de gouvernement (Cissé ne s'est jamais départi de son
esprit critique vis à vis du pouvoir), et de terminer le film sur
une évocation impromptue, étrangement plaquée, des menaces
terroristes.
A
côté de Notre
maison, arrive
à Cannes un film éthiopien, tout aussi attendu pour des raisons
opposées, car il est le premier de son auteur, et le premier
d’Ethiopie à figurer ainsi en sélection officielle à Cannes.
Sélectionné en Cinéfondation en 2013, Lamb
de Yared Zeleke a été programmé in extremis dans Un certain
regard. Inspirée
de la vie du réalisateur, l'histoire tourne autour de l'attachement
d'un petit garçon pour sa brebis. Très joliment photographié par
Josée Deshaies, la chef opératrice de Bertrand Bonello, Lamb
déroule des paysages magnifiques qui auraient enfermé le film dans
une beauté pittoresque, voire exotique (comme l'ont fait remarquer
certains critiques, fort injustement à mon avis) s'il n'y avait pas
cette histoire non dépourvue de finesse, de déplacement, de manque
et de transfert. L'enfant a été envoyé par son père chez son
oncle, loin des terres frappées par la sécheresse, accompagné de
sa seule brebis, à laquelle il voue une affection sans limite.
La
simplicité de la facture trompe et rend parfois difficile la
perception de l'intelligence de l'oeuvre.
Quoi
d'autre ? Rien sauf (une manière de pallier le manque ?) la
présence de Abderrahmane Sissako à la tête du jury de la
Cinéfondation et du court métrage. C'est tout ! Ah pardon et
la projection dans la section Cannes classics d'une copie restaurée
de La Noire de…
de Sembene Ousmane précédée d'un documentaire signé par Samba
Gadjigo et Jason Silverman...
Sinistrose
transalpine
On
peut donc polémiquer sur l’absence de l’Afrique. Et si nous
étions italiens ? Ce qui est vrai pour le continent noir ne le
serait-il pas pour un pays ?
Prenons
donc l'Italie : pendant longtemps absente de Cannes, celle-ci
revient progressivement sur la Croisette. On compte trois films en
compétition officielle : Mia
Madre de Nanni
Moretti, il
racconto dei racconti de
Matteo Garrone et Youth
de Paolo Sorrentino. La nature de ces trois films, leur différence,
et la façon dont ils ont été reçus en Itlalie en disent long sur
l'état du cinéma italien. Aucun ne manque de « rappeler »
d'une manière ou d'une autre (et c’est justement la différence de
ces manières qui importe) la grand tradition du cinéma italien. Il
y a dans Mia
Madre quelque
chose qui tient à la fois de Huit
et demi et de
la comédie sociale des années 70. Mais ces échos sont trop
subtils, comme souvent, chez Moretti (sauf peut-être dans Caro
diaro où les
références à Rossellini et surtout à Pasolini sont plus
explicites). Aux échappées oniriques qui enveloppent le film de
Fellini, Moretti aurait substitué une dimension sociale plus
affirmée, ramenant le film au contexte récessif à l'opposé exact
de celui glorieux dans lequel Féllini avait réalisé Huit
et demi. Comme
toujours chez Moretti, ces rappels sont plus l'oeuvre du spectateur
qui se remémore que du cinéaste qui singe ses prédécesseurs. Ce
qui n'est absolument pas le cas de Sorrentino dont Youth
est boursouflé de tics (surenchère de délires cyniques entre un
cinéaste et un chef d'orchestre dans un établissement thermal,
souffrant de prostate et de ratages sexuels passés) dont la plupart
ne sont que de mauvais clins d’oeil au beau cinéma italien de
naguère. Mais ces tics cachent d'autant plus leur origine (on peut
penser à tout et à rien) que la présomption de la mise en scène
est remplie de mauvais goût et de médiocrité. Il
racconto dei racconti,
beaucoup moins vulgaire, n'escamote pas jusqu'à son titre sa méta
texture. Inspiré du Pentamerone de Giambatista Basile, le film
croise plusieurs histoires de rois fantasques, de fées, de monstres
sanguinaires et des
vielles décrépites se
transformant allégrement en jeunes
et belles princesses.
Comment peut-on en effet ne pas penser à Pasolini ou à Bertolucci?
Sauf qu'il y a moins de bonheur dans cette filiation que dans celle,
plus fine et plus sûre, de Moretti. Le film de Matteo Garrone
rappelle, dans un autre registre de comparaison, plusieurs films
français qui peinent à dépasser des pères encombrants. Entre ces
trois films, c’est, curieusement, Youth
dont on a le plus parlé en Italie (mais pas seulement), la presse
n’hésitant pas à le donner grand
vainqueur de la
Compétition. C'est
dire l'état de sinistrose dans lequel le septième art est tombé
dans le pays de Rossellini.
Quant
au cinéma arabe, nous y reviendrons plus tard…
paru dans Attariq Aljadid n° 419 du 13 au 19 juin 2015