dimanche 14 juin 2015

FESTIVAL DE CANNES 4 : Notes éparses




au gré des pays et des continents



Combien de fois n'a-t-on pas entendu les cinéastes de tel ou tel pays se plaindre de l'ostracisme exercé par le Festival de Cannes à leur encontre. Plus ceux de chez nous, il faut dire. Névrose post-coloniale ? Ou justes récriminations ? N'est-ce pas plus facile d'imputer le rejet d'une candidature à des programmateurs méprisants et ignorants plutôt qu'à la faible qualité du film proposé, faiblesse toujours difficile à reconnaître ? Mais alors, il faudrait admettre que tous les films sélectionnés dans toutes les sections (Compétition officielle, hors-compétition, soirée spéciale, Un certain regard, La Quinzaine des Réalisateurs, La Semaine de la Critique, l'Acid) sont supérieurs à ceux produits l'année concernée par l'ensemble du continent africain et tous les pays arabes. Mais que représente quantitativement cette production pour que « l'injustice » soit entendue ? Cent films, cent cinquante ? Si la centaine programmée chaque année à Cannes ne représente qu'une infime proportion dans la production globale de la planète, on peut alors considérer le nombre choisi de films africains comme n'étant pas si infamant qu'on le prétend. Bref, le débat peut se poursuivre à l'infini et on ne réfutera pas d'un trait le grief d'un favoritisme géopolitique si on décide que la proportion de bons films africains est ou peut être plus grande que la moyenne mondiale : se surestimer à sa juste valeur aide à rejeter une injustice supposée. Bon tout cela n'empêche pas qu'aucun ressentiment ne résiste au désir d'obtenir une place à Cannes ( le pathétique va parfois jusqu'au fait de considérer la présence d'un court-métrage dans le short film corner comme un label à exhiber comme s'il y avait là un quelconque mérite autre celui de payer les frais d'inscription requis pour y prendre part).





Sembène donc et Cissé…



On était curieux de découvrir le dernier Souleymane Cissé. Notre maison, programmé en séance spéciale n'est presque pas « un film » cisséen tant y manque le sens de l’ouvrage auquel nous a habitué le doyen des cinéastes africains. Un cri contre l'injustice et la corruption au Mali. Rien de bien remarquable au-delà d'une affaire familiale, placée au coeur du film : les quatre sœurs du cinéaste se trouvent expropriées de la maison ancestrale à la suite d'une obscure querelle de terrain entre différentes tribus. Inutile de chercher la grâce de Yeelen (prix du jury à Cannes en 87), à l'exception de quelques moments du début, où Cissé revient sur son enfance. L'occasion de dénoncer un système de gouvernement (Cissé ne s'est jamais départi de son esprit critique vis à vis du pouvoir), et de terminer le film sur une évocation impromptue, étrangement plaquée, des menaces terroristes.

A côté de Notre maison, arrive à Cannes un film éthiopien, tout aussi attendu pour des raisons opposées, car il est le premier de son auteur, et le premier d’Ethiopie à figurer ainsi en sélection officielle à Cannes. Sélectionné en Cinéfondation en 2013, Lamb de Yared Zeleke a été programmé in extremis dans Un certain regard. Inspirée de la vie du réalisateur, l'histoire tourne autour de l'attachement d'un petit garçon pour sa brebis. Très joliment photographié par Josée Deshaies, la chef opératrice de Bertrand Bonello, Lamb déroule des paysages magnifiques qui auraient enfermé le film dans une beauté pittoresque, voire exotique (comme l'ont fait remarquer certains critiques, fort injustement à mon avis) s'il n'y avait pas cette histoire non dépourvue de finesse, de déplacement, de manque et de transfert. L'enfant a été envoyé par son père chez son oncle, loin des terres frappées par la sécheresse, accompagné de sa seule brebis, à laquelle il voue une affection sans limite.

La simplicité de la facture trompe et rend parfois difficile la perception de l'intelligence de l'oeuvre.

Quoi d'autre ? Rien sauf (une manière de pallier le manque ?) la présence de Abderrahmane Sissako à la tête du jury de la Cinéfondation et du court métrage. C'est tout ! Ah pardon et la projection dans la section Cannes classics d'une copie restaurée de La Noire de… de Sembene Ousmane précédée d'un documentaire signé par Samba Gadjigo et Jason Silverman...




Sinistrose transalpine



On peut donc polémiquer sur l’absence de l’Afrique. Et si nous étions italiens ? Ce qui est vrai pour le continent noir ne le serait-il pas pour un pays ?

Prenons donc l'Italie : pendant longtemps absente de Cannes, celle-ci revient progressivement sur la Croisette. On compte trois films en compétition officielle : Mia Madre de Nanni Moretti, il racconto dei racconti de Matteo Garrone et Youth de Paolo Sorrentino. La nature de ces trois films, leur différence, et la façon dont ils ont été reçus en Itlalie en disent long sur l'état du cinéma italien. Aucun ne manque de « rappeler » d'une manière ou d'une autre (et c’est justement la différence de ces manières qui importe) la grand tradition du cinéma italien. Il y a dans Mia Madre quelque chose qui tient à la fois de Huit et demi et de la comédie sociale des années 70. Mais ces échos sont trop subtils, comme souvent, chez Moretti (sauf peut-être dans Caro diaro où les références à Rossellini et surtout à Pasolini sont plus explicites). Aux échappées oniriques qui enveloppent le film de Fellini, Moretti aurait substitué une dimension sociale plus affirmée, ramenant le film au contexte récessif à l'opposé exact de celui glorieux dans lequel Féllini avait réalisé Huit et demi. Comme toujours chez Moretti, ces rappels sont plus l'oeuvre du spectateur qui se remémore que du cinéaste qui singe ses prédécesseurs. Ce qui n'est absolument pas le cas de Sorrentino dont Youth est boursouflé de tics (surenchère de délires cyniques entre un cinéaste et un chef d'orchestre dans un établissement thermal, souffrant de prostate et de ratages sexuels passés) dont la plupart ne sont que de mauvais clins d’oeil au beau cinéma italien de naguère. Mais ces tics cachent d'autant plus leur origine (on peut penser à tout et à rien) que la présomption de la mise en scène est remplie de mauvais goût et de médiocrité. Il racconto dei racconti, beaucoup moins vulgaire, n'escamote pas jusqu'à son titre sa méta texture. Inspiré du Pentamerone de Giambatista Basile, le film croise plusieurs histoires de rois fantasques, de fées, de monstres sanguinaires et des vielles décrépites se transformant allégrement en jeunes et belles princesses. Comment peut-on en effet ne pas penser à Pasolini ou à Bertolucci? Sauf qu'il y a moins de bonheur dans cette filiation que dans celle, plus fine et plus sûre, de Moretti. Le film de Matteo Garrone rappelle, dans un autre registre de comparaison, plusieurs films français qui peinent à dépasser des pères encombrants. Entre ces trois films, c’est, curieusement, Youth dont on a le plus parlé en Italie (mais pas seulement), la presse n’hésitant pas à le donner grand vainqueur de la Compétition. C'est dire l'état de sinistrose dans lequel le septième art est tombé dans le pays de Rossellini.



Quant au cinéma arabe, nous y reviendrons plus tard…



paru dans Attariq Aljadid n° 419 du 13 au 19 juin 2015

vendredi 12 juin 2015

FESTIVAL DE CANNES 3 : Incertaine tendance du cinéma français



Par Tahar Chikhaoui


L’ambiguïté qui entoure la valeur du festival de Cannes (est-elle politique, économique ou artistique? Ou tout cela à la fois, et si tel est le cas, dans quelle proportion ?) est à chercher dans les choix stratégiques de ses dirigeants : la présence de certains films en compétition officielle ne saurait être uniquement imputée à un manque de discernement artistique, leur inconsistance étant justement dépourvue de toute ambiguïté. Ces considérations économiques, culturelles, géo-stratégiques dont on perçoit l'impact sur la programmation poussent à s'interroger sur le tableau de cette 68 ème session du festival en examinant les films du point de vue de leur provenance. 

Commençons par le cinéma français dont la forte présence n'a échappé à personne cette année.

Pas moins de dix films dans l'ensemble de la sélection officielle : cinq en compétition sur dix-neuf : Deephan de Jacques Audiard, la loi du marché de Stephane Brizé, Marguerite et Julien de Valérie Donzelli, Mon roi de Maïwenn, et Valley of love de Guillaume Nicloux ; deux hors-compétition, l'un en ouverture, La tête haute d'Emmanuelle Bercot, phénomène exceptionnel souligné par Thierry Frémaut lui-même qui alléguait l'actualité sociale de son sujet, et l'autre en clôture, La glace et le ciel de Luc Jacquet ; deux films dans Un certain regard, Je suis un soldat de Laurent Larivière et Maryland d'Alice Winocourt ; et enfin en séance spéciale, Amnesia de Barbet Schroeder. La Quinzaine des réalisateurs contient trois œuvres françaises, Fatima de Philippe Faucon, A l'ombre des femmes de Philippe Garrel et Trois souvenirs de ma jeunesse de Arnaud Desplechin. Si on ajoute ceux de la Semaine de la Critique (Ni le ciel ni la terre de Wakhan Front , Les Anarchistes de Elie Wajeman, Les Deux amis de Louis Garrel, La vie en grand de Learn by heart), on obtient un chiffre sans doute jamais atteint par le festival de Cannes. Mais si dans la Quinzaine, le critère artistique ne fait aucun doute, quoiqu'on puisse introduire des nuances d'appréciation entre ces trois films, et si dans La Semaine de la Critique, l'exigence est également de rigueur, dans la sélection officielle, en revanche, le choix des films semble dominé par une envie de faire valoir le cinéma français, appuyée non pas sur la notoriété symbolique du cinéaste, le crédit dont il jouit  auprès des cinéphiles, mais soit sur la thématique soit sur les acteurs, vecteurs de promotion plus que garanties de mise en scène. Sans doute Thierry Frémaux doit-il se dire que si les sections non officielles, menées par des réalisateurs et des critiques, ne manquent pas - et elles n'ont pas manqué de le faire - de valoriser l'originalité des œuvres, il peut, lui, concilier art, culture, commerce, et politique. Ce jeu est certes compréhensible pour un festival de cette envergure, mais c'est un jeu un peu étrange, parfois troublant tout au moins dans la Compétition officielle, Un certain Regard demeurant le lieu d'essai et de recherche, à entendre à la fois au sens propre et au sens du label. Il est vrai aussi qu'après douze jours de projections, le festivalier ordinaire sort avec une impression d'ensemble, sans trop chercher forcément à distinguer entre les différentes sections. Mais, celles-ci entretiennent les unes avec les autres, y compris dans l'esprit de ce même festivalier ordinaire, un rapport de hiérarchie évident. Ce qui est troublant, c'est de placer à la même enseigne Mon roi de Maïwenn et The Assassin de Hou Hsiao Hsien, ou, plus troublant encore, de voir la même Maïwenn reconduite en Compétition officielle ( Polisse y était en 2011) et Apichatpong Weerasethakul relégué dans Un Certain regard avec le magnifique Cemetery of splendour. On peut rétorquer que l'histoire a donné raison au(x) programmateur(s) puisque Polisse avait décroché le prix du jury en 2011 mais Mon oncle Boonmee avait obtenu la Palme d'or en 2011. Alors ? Même si on se place au seul niveau du cinéma français, on peut s'étonner que Trois souvenirs de ma jeunesse de Arnaud Desplechin et A l'ombre des femmes de Philippe Garrel se retrouvent à La Quinzaine des Réalisateurs alors que Valley of love, Marguerite et Julien, et Mon roi siègent allégrement dans la plus prestigieuse section de la programmation officielle. On peut chicaner à l'infini là-dessus, nous dira-t-on. Là n'est pas l'essentiel. Il reste que le tableau que présente l'ensemble des films français montrés à Cannes et la façon dont ils sont « distribués » sur les différentes sections du festival sont révélateurs d'un malaise. Oui, il y a une vitalité de la production hexagonale qui, faut-il le répéter, résulte du système de protection du cinéma, sans aucun doute, le meilleur au monde. Mais, il y comme un tiraillement entre une tendance forte, mettant en avant les thématiques sociales et politiques qui pèsent de plus en plus lourd  sur la société française comme la délinquance (La tête haute), le chômage (La loi du marché), la guerre (Maryland), l'immigration (Fatima), les mœurs (Marguerite et Julien) et une tendance certaine (post-posons bien l'adjectif surtout) du cinéma français, inscrite dans la grande bonne tradition de la Nouvelle Vague, devenue par ailleurs handicapante, et qu'incarnent merveilleusement Philippe Garrel et Arnaud Desplechin. La palme d'or décernée à Dheepan de Jacques Audiard, bien qu'il faille se garder de donner à  la décision du jury plus de sens qu'elle n'en a, est un signe de ce malaise, le film ballottant entre un désir réel de prendre à bras-le-corps, la violence des banlieues dans son rapport (c'est la force du scénario) avec les guerres dans le monde, et la volonté de trouver un traitement cinématographique qui ne ferait pas honte au 7ème art. Le bonheur n'était pas toujours au rendez-vous.

Publié dans Attariq Aljadid n°418 du 6 au 12 juin 2015

vendredi 5 juin 2015

FESTIVAL DE CANNES 2 : Mon palmarès et le leur...

  




Par Tahar Chikhaoui


Chacun a le sien, le mien est le mien.




Mon palmarès :

Nanni Moretti est certes un habitué du festival mais il serait mal venu à se plaindre de la présence de son dernier opus dans la compétition officielle. Ils ne sont plus bien nombreux, les cinéastes transalpins qui ont survécu à la sinistrose berlusconienne. Dans le ciel bien sombre du cinéma italien (que peinent à éclairer les différentes réformes menées cahin caha depuis la fin des années 90), il est l'une des rares étoiles qui brillent encore ; il faut avoir vu le Sorrentino (le fièrement médiocre Youth, également en compétition officielle) pour s'en convaincre.

Le titre Mia Madre est à prendre au sens littéral : le film est un hommage à la mère du cinéaste disparue durant le tournage de Habemus papam. L'autobiographie est difficile au cinéma, non seulement parce que se regarder sans narcissisme n'est pas la chose la mieux partagée dans le monde du cinéma, mais réussir à articuler sa vie avec celle, plus large, de son entourage professionnel, culturel, social et économique est l'apanage de quelques artistes qu'on compterait sur les doigts de la main. Or Mia Madre est tout ça à la fois. Voici sur quoi s'ouvre le film : aux portes d'une usine fermée, des manifestants luttent corps à corps contre les forces de police qui les empêchent violemment d'entrer. La scène est filmée de très près, les plans rapprochés accentuant le sentiment d'être au cœur du conflit. La séquence est à peine commencée qu'un « stop » vient brutalement y mettre fin, on se rend compte qu'on est sur un plateau de tournage. Film social ? Oui et non. De plus, « le » réalisateur est une femme. Tout est presque dans ce début : la dépression économique, le cinéma et la femme. Nanni Moretti est évidemment dans son film mais le rôle du cinéaste est dévolu à une femme. Il se contentera d'être son frère. Proximité à la fois étroite et discrète. Ce transfert, à lui tout seul, est essentiel. Il faut imaginer la différence qu'il y aurait eu si Moretti avait joué son propre rôle. Ce transfert confère une dimension très contemporaine à l'histoire et dans le même temps représente le meilleur hommage à sa mère. Après, il fallait tisser les fils de ces trois registres et c'est là que tient la valeur de Mia Madre, dans ce montage subtil entre la mère hospitalisée, les différentes visites que lui rend sa fille durant le tournage d'un film sur un conflit social. Au premier niveau, le lien entre ces différentes situations est assuré par la réalisatrice mais la cohérence véritable du film découle discrètement du nouage des différents tissus narratifs. Le principe fondamental en est la dépression économique, sociale et psychologique. Ce que la cinéaste vit du fait de la maladie de sa mère est une expression particulière d'une crise plus générale à laquelle le tournage du film n'échappe que dans la mesure du comique produit par les caprices de l'acteur principal du film, un comédien américain (un John Turturrot à mourir de rire), vaniteux, et dont la débilité n'a pas de limite. Comme Moretti ne cache pas ce qu'il y a d'ingénu dans l'expression de ses sentiments, le film gagne paradoxalement en intelligence et finesse.

Ne me demandez pas pourquoi Cemetery of splendour de Apichatpong Weerasethakul n'est pas en compétition officielle mais se trouve relégué dans Un certain regard. Non seulement le cinéaste thailandais a remporté la Palme d'or avec L'oncle Boonmee en 2010 mais Cemetery of splendour est sans aucun doute l'un des meilleurs films de cette session et Apichatpong Weerasethakul est l'un des cinéastes les plus doués de sa génération. Le film mêle, comme nous y a habitués son auteur, réalisme et onirisme sans que jamais la frontière séparant ces deux registres ne soit perceptible. On ne se rend compte qu'à l'occasion de ce genre d’œuvre que les limites que l'on assigne à la réalité et dont on pense qu'elles sont évidentes sont mille fois plus larges et plus mobiles qu'on ne le croit. Jugez-en par le seul argument : dans un hôpital, des soldats souffrent d'une maladie étrange : ils ne peuvent pas s'empêcher de dormir, on ne sait pas pour quelles raisons. C'est seulement de temps en temps qu'ils émergent pour aussitôt sombrer dans un profond sommeil. Naturellement, rien de fantastique la-dedans. Nul effet ni discours ne viennent perturber le cours des choses. C'est comme ça et c'est tout. accepter naturellement l'inhabituel est le premier mérite de Apichatpong. Tout ce qui s'ensuit est ordinaire : une femme Jengira vient régulièrement se rendre au chevet d'un soldat qui n'a ni famille ni ami. Juste pour le soutenir, une mère de fortune qui lui tient compagnie endormi ou éveillé, évoquant à l'occasion ses souvenirs d'écolière du temps où elle était assise, là juste là. A elle se joint, tout aussi naturellement, une jeune femme Keng, médium de son état, qui, elle, vient aider les visiteurs à entrer en contact avec leurs parents endormis. Tout se construit là-dessus ; les surprises arrivent sans effet. Tout d'un coup, deux jolies femmes viennent s'asseoir à côté de nos deux amies : elles se présentent : elles sont les deux déesses du palais enfoui sous l'hôpital. Le film est ponctué de scènes de ce type qui arrivent dans le récit sans autre forme de ponctuation telle l'étrange séquence au cours de laquelle Keng lèche longuement la jambe de Jengira dont on découvre à l'occasion la monstrueuse difformité. Le tout inscrit dans la routine du quotidien. Tout autour, une pelleteuse creuse tranquillement le sol en vue de travaux de construction dont on est censé savoir les tenants et les aboutissants mais dont on ne sait rien. L'émerveillement se confond avec l'ordinaire des gens simples. On en sort émerveillé et politiquement moins stupide.

Jia Zhang Ke était le grand attendu aussi. Il n'a pas déçu. La presse française aime à le comparer à Balzac, référence facile, utile mais bien insuffisante. De Platform (2000) à Touch of sin (2013) Jia Zhang Ke n'a eu de cesse de questionner la société chinoise dans les rapides transformations qu'elle a subies ces dernières années. Il revient avec un film en trois temps. L'histoire commence en 1999 à la veille du troisième millénaire, dans un village du nord de la Chine. La belle Tao est courtisée par deux jeunes hommes de milieux totalement opposés, Zhang est un homme d'affaires, bourgeois et ambitieux, Lianzi est ouvrier. Ils sont l'un et l'autre follement amoureux d'elle. Elle choisira le plus riche qui s'est encore enrichi et qui, jaloux, n'hésite pas à renvoyer Lianzi de l'usine qu'il dirige. Argument somme toute classique mais filmé sans fioriture, avec des plans sobres, pour que l'essentiel soit dit. Arrive 2014, le format du film change, la bande son aussi (musique electro et tutti quanti). C'est à ce moment qu'apparaît le titre du film comme si tout ce qui a précédé était le pré-générique. Lianzi qui, après son licenciement, a dû quitter le village pour trouver du travail, revient chez lui, père de deux enfants, atteint d'une maladie grave, conséquence des conditions de travail. Il retrouve Lianzi riche mais séparée de son marie qui s'est exilé accompagné de son fils, qu'il avait appelé Dollar. Le pays est déjà totalement métamorphosé, ravagé par un capitalisme effréné. Sont confrontés les deux milieux sociaux, signe s'il en est, d'une société déchirée. Troisième partie : nous sommes en 2025 en Australie où se sont installés le père et son fils. Le conflit oppose maintenant le géniteur et sa progéniture (autour duquel se recentre le film) qui ne parle même pas la langue des siens et a besoin d’interprète pour communiquer avec un père totalement dépassé. Cette partie, quoique située dans le futur, n'est pas futuriste. Les éléments d''anticipation sont ténus. Le découpage entre le passé le présent et le futur n'est pas un déploiement linéaire du temps mais une manière d'interroger le présent. Une composition paradoxale où le temps au lieu de se dérouler se retourne sur lui-même : Dollar s'entiche de sa prof qui a l'âge et un peu l'air de sa mère avec laquelle il rentre chez lui, empêtré dans une grosse et totalement inconsciente confusion des sentiments.

L'autre grand attendu c'est le Taiwanais Hou Hsiao Hsien, l'un des cinéastes majeurs de notre temps. Il revient avec L'assassin un film historique, projet qu'il traîne depuis de longues années. Au IX ème siècle, la dynastie Tang, est de plus en plus menacée par les provinces frontalières qu'elle avait pourtant elle-même créées pour protéger son territoire. Mais le plus grand danger vient du gouverneur de Weibo. La princesse Nie Yinniang (admirablement jouée par Shu Qi), sa cousine, rompue aux arts martiaux, est chargée de l'assassiner. Elle essaie mais, mais le sens du devoir ne vient pas à bout de l'amour qu'elle lui voue toujours. Ainsi racontée, l'histoire du film ressemble à tant d'autres et, moulée dans un genre si formaté, la curiosité était grande de voir de quelle manière le grand cinéaste allait éviter les clichés. Le résultat est époustouflant. La beauté des images est inégalée, frappée du seau de l'auteur, avec toujours la volonté, non pas d'envelopper l'histoire, mais de la porter : la précision du cadre, le sens aigu du détail, la délicatesse des mouvements de caméra, les couleurs et les sons sont entièrement au service d'un point de vue qui ne révèle pas tout, mais procède par suggestion, n'épuise jamais l'événement, en distille des fragments, laissant en-dehors du champ, ou dans sa profondeur, une partie que le spectateur est obligé d'imaginer. Cette place laissée à l'invisible est également vraie pour le temps qui ne coule jamais de manière continue mais est avance par blocs offrant du récit plus que des séquences, des tableaux d'une infinie beauté.

S'il y a bien un film qui a fait l'événement du festival c'est sans conteste Les Mille et une nuits de Miguel Gomes . L'enthousiasme de la presse est sans précédent. Les critiques des principaux journaux français n'ont pas tari d'éloge sur le dernier opus du cinéaste portugais. Six heures d'un triptyque de deux heures chacun que Gomes a tenu à projeter en trois séances séparées ponctuant ainsi une Quinzaine des réalisateurs déjà glorieusement auréolée par la présence d'une pléiade de cinéastes au talent avéré tels les français Philippe Garre, Arnaud Despechin, Philippe Faucon, le lituanien Sharunas Bartas, le japonais Takashi Miike. Né en 1972, Miguel Gomes est considéré avec Pedro Costa comme l'un des fers de lance du cinéma portugais d'aujourd'hui. Sa cébrité s'est confirmée avec Tabou, en compétition à la Berlinade 2012, primé là où il passe, acheté par plus de cinquante pays.

Première précision, rappelée à chaque fois en début de partie, Les mille et une nuits ne sont pas l'adaptation comme le titre pourrait le laisser croire du célèbre livre arabo-persan ; il en épouse cependant la structure et se permet d'en garder une Shéhérazade narratrice dont l'objectif n'est pas de sauver sa peau mais d'égrener une série de récits contemporains tous liés aux ravages occasionnés par les conditions draconiennes imposées par l'Europe au Portugal. Pour ce faire, Gomes avait réuni un groupe de journalistes dont le rôle était de recueillir de l'actualité sociale des mini histoires ordinaires qui ont servi de matière au scénario. Le résultat est impressionnant. Gomes passe allégrement du tragique au comique, de l'étrange qui frise le fantastique aux anectodes les plus communes mêlant différents tons avec une liberté époustouflante. Six heures de pur bonheur déroulant un tableau où la dénonciation de la misère sociale est d'autant plus forte qu'elle passe à travers le regard d'un artiste au plus haut de sa forme, libre et irréverencieux.



Et le leur...

De tous ces films que j'ai énumérés sans tenir compte du fait qu'ils sont en compétition officielle ou des sections parallèles, seul L'assassin a obtenu un prix, en l'occurrence celui de la mise en scène. Prix mérité mais bien en-deça de la valeur du film. Il est en revanche étonnant que Jia Zhang Ke dont les quelques rares critiques formulées à son égard portent sur la troisième partie de son film n'ait eu aucune place dans le palmarès. Il est plus regrettable qu'il en soit ainsi de Mia Madre. Peut-être les jurés ont-ils estimé inopportun de consacrer un cinéaste qui avait déjà remporté la Palme d'or en 2001 avec La Chambre du fils et le prix de la mise en scène en 1994 pour Journal intime. Naturellement, les commentaires sont allés bon train quant aux préférences des frères Coen et leur équipe mais chacun sait que la liste des films primés ne correspond qu'à celle des membres du jury, non pas à chacun d'entre eux mais à eux tous réunis. Ceux qui on fait l'expérience de ce genre d'exercice savent ce qu'il en est. Il faut dire, cependant, qu'il n'y a rien de particulièrement scandaleux dans ce palmarès : reste, pour ce qui me concerne, que si le film de Jacques Audiard n'est pas dépourvu d'intérêt, la palme d'or est nettement au-dessus de sa valeur. Le prix le moins décevant est sans doute celui qui a été décerné à la meilleure interprétation masculine. Vincent Lindon a été magistral dans La Loi du marché. Ce qui n'est absolument pas le cas de Emmanuelle Bercot qui n'a nullement convaincu pour son rôle dans le film de Maiwen Mon roi dont on ne voit pas ce qu'il fait en compétition. Quant à Mon Saul de Laszlo Nemes, il a fait effectivement impression mais mérite-t-il le grand prix du jury ? Sans doute la façon en effet bien originale de traiter une question difficile et toujours controversée (la Shoah au cinéma a fait couler des fleuves d'encre en France), où l'usage du hors champ est particulièrement frappant même si il est systématique, illustration quelque peu forcée et presque obligée de la difficulté voire de l'impossibilité pour certains (Lanzman en a fait son credo) de montrer l'horreur subie par les Juifs durant la deuxième guerre mondiale.
Publié dans Attariq Aljadid n°417 du 30 mai au 5 juin 2015

FESTIVAL DE CANNES 1 : Premières impressions




 Par Tahar Chikhaoui



Pré-Cannes :


Empêché d'y être dès le démarrage, j'ai dû activer le mode « intensif » pour rattraper les deux jours perdus. Arrivé le 16 donc. Empêché par … le cinéma. L'occasion de m'arrêter sur le lien entre l'avant et le pendant Cannes, une façon un peu paradoxale de prendre de la distance. D'abord, le 13 mai : trois projections de Le temps qu'il reste de Elia Suleiman à la Maison de La Région à Marseille dans le cadre de la programmation d'Aflam, projections prévues de longue date. Tiens un film qui était à Cannes (en sélection officielle en 2009, je n'avais pas fait exprès) mais montré dans d'autres conditions devant un public formé essentiellement de scolaires et d'usagers de centres sociaux venant pour l'essentiel des quartiers nord de Marseille. Par contre, là, la différence avec le public cannois n'est même pas à signaler. Le ciel et la terre (à vous de choisir les termes de comparaison). Autre différence, trois débats longs et passionnants, on n'en rêve même pas à Cannes où on a à peine le temps d'échanger furtivement, à la faveur d'une rencontre avec un collègue au bas d'un escalator, dans le hall des casiers de presse ou, au mieux, au bas du Palais, la durée d'une cigarette, genre : « non, trop ampoulé » ou « Ah, splendide » ou encore « je ne sais pas trop quoi en penser », échange souvent suspect, juste bon pour savoir ce qu'on doit en penser, éviter de dire des conneries, de passer à côté d'un chef-d’œuvre, ou de magnifier un navet…

Ensuite le 15 : rencontre au MuCEM, également prévue depuis longtemps, une promesse faite à Thierry Fabre directeur du département de développement culturel et des relations internationales : il fallait commenter une exposition d’œuvres d'artistes contemporains tunisiens à l'occasion d'une grosse manifestation dédiée à La Tunisie : devant une salle du Musée remplie, impressions à livrées à chaud autour de travaux de Hala Ammar, Ziad Ben Romdhane et de Ismail Bahri en présence des deux premiers, de Sana Tamzali et de Thierry Fabre les deux commissaire de l'exposition. Oeuvres excitantes pour l'esprit d'un critique de cinéma configuré autrement, un vrai plaisir de se laisser imprégner par l'intelligence et la beauté de ces œuvres...Peut-être en parlerions-nous plus tard. Ensuite, découverte de Abdelhak El Ourtani photographe de la fin de l'avant-dernier siècle, formé par les frères Lumière grâce à Mohammed Bennani, un étonnant collectionneur, sidération devant le défilé de ses plaques à l'auditorium du MuCEM, son regard (contemporain de la naissance du cinématographe) notamment sur des lieux de culte, commenté par Mohammed Ouertani et un histoirien de l'art Ridha Moumni… et enfin le vivifiant spectacle « L'autre et moi » de Alia Sellami et Souad Ben Slimane, un moment exceptionnel d'intelligence, d'humeur et de fine insolence…

Voilà, ça valait le coup (ou l'image n'est pas absente) d'un retard de 48 heures sur une session dont voici les premières impressions.


Impessions générales :


Répétons-le : Cannes est une institution, une grosse institution culturelle dont on ne perçoit pas toujours ce qui pourtant est le plus visible : une lourde machine aux énormes enjeux économiques, culturels et politiques. L'art n'y est pas absent, mais il faut parfois le distinguer de ce qui le voisine et qui l'embrouille, les lignes de partage ne crevant pas les yeux.

Exemple : on a coutume d'ouvrir les festivités par un blockbuster américain ou tout au moins un film susceptible d'attirer l'attention d'une presse avide de sensations, très présente ici. Et bien non ! Frémaux a fait un autre choix : un petit film social La tête haute dont la réalisatrice, Emmanuelle Bercot, s'est la première étonnée de le voir ainsi inaugurer la 68 ème session du festival de Cannes. Film social donc, film français et film de femme. Voilà l'aspect culturel qu'on ne cherche pas du reste à cacher mais qu'on ne clame pas non plus à tue tête. L'actualité politique après le 11 janvier, le reproche souvent fait au plus grand festival du monde de ne pas prêter attention aux cinéastes femmes et celui plus récurrent de privilégier le cinéma américain, tout cela a sans doute fait que des films de femmes, il y en a cette année, que des films français, il n'y en a jamais eu autant alors que la présence des films anglo-saxons est particulièrement faible.

Deuxième grande impression générale plus d'une fois soulignée notamment par les observateurs venant de, ou s'intéressant aux, pays du Sud : l'Afrique subsaharienne et le Monde arabe ont une présence proche de zéro, pas nulle mais proche de zéro. Il est difficile (et un peu bête, dois-je dire) de croire que les considérations géo-politiques soient étrangères aux intentions des programmateurs, vu l'importance de l'événement. Et si, par naïve hypothèse, on imaginait que seule compte le critère artistique dans la sélection des films, on aurait du mal à comprendre la présence en compétition officielle de films comme Maryland réalisé précisément par une femme, Alice Winocour, un film creux et bruyant pour tout dire, ou également en compétition officielle de Mon Roi, encore du à une autre femme Maiwenn, film vain et presque ridicule. Nous avons souligné la raison de la présence de ces films. Mais que fait pardi Sicario, aussi en compétition officielle, deux heures de brouhaha insupportable, que ne répare pas, loin de là, une prétendue réflexion morale sur l'action de la police face aux cartels de la drogue sur la frontière mexico-étasunienne .

Et le Monde arabe disions-nous aussi : mais on pourrait rétorquer que tout de même Dégradé de Tarzan et Arab Nasser vient de Palestine et que Nabil Ayouche est bien présent avec son dernier opus, on peut même noter la présence de Je suis le peuple de Anna Roussillon documentaire sur la Révolution égyptienne, perçue du point de vue d'un paysan de la Haute Egypte. D'abord, aucun de ces films ne figure dans la sélection officielle, tous les trois sont dans les sections parallèles organisées par la Société des Réalisateurs pour la Quinzaine des Réalisateurs (c'est le cas de Much loved de N. Ayouche), par le syndicat français de la critique de cinéma pour la Semaine de la Critique (c'est le cas des deux jumeaux gazaouis) ou par L'ACID, l'Association du Cinéma Indépendant pour sa diffusion (c'est le cas de Je suis le peuple). En plus - nous y reviendrons - sous sommes bien loin des meilleurs films (je sais c'est relatif mais c'est mon avis) réalisés récemment dans cette partie du monde.

Oui, il y a Souleymane Cissé mais gloire cannoise oblige (prix du jury en 87), ce n'est pas un nouveau venu. Nous y reviendrons aussi.

Troisième grande impression : le gigantisme de la manifestation. Si tu ne sais pas exactement pourquoi tu viens à Cannes, il y a fort à parier que tu repartiras avec un sentiment de grosse déception et une sensation d'énorme fatigue. Les plus précis dans leur programme sont les plus décidés. Quant aux journalistes, celui d'entre eux qui couvre tout seul pour un journal doit avoir fait depuis longtemps bon ménage avec le sentiment de culpabilité tant le nombre de films à voir est considérable. Plus de cent films par jour (si on compte ceux du marché) ! Allez choisir là-dedans quoi privilégier…

Quatrième grande impression : mais celle-là on peut sinon en faire l'économie du moins ne pas trop s'y attarder. La faune festivalière, elle est quand même bien drôle. On aurait aimé qu'elle ressemble à une famille, j'imagine que c'était le cas à un moment dans l'histoire du festival quand justement le cinéma, fût-il commercial, jouissait d'une plus grande autonomie, entretenait des liens moins étroits avec des médias. Aujourd'hui, pour venir de différents pays, les festivaliers n'en semblent pas moins sortir du même moule, rivaliser d'artifice pour se conformer à un modèle, dont je ne sais pas s'il est collectivement fantasmé ou fabriqué au fil du temps par on ne sait quel meneur d'opinion. Pas scandaleux, juste ridicule et parfois désolant…

Publié dans Attariq Aljadid n°416 du 23 au 29 mai 2015