samedi 13 novembre 2010



Après Les Journées Cinématographiques de Carthage

Le paradoxe inaccompli


Je me suis interrogé la semaine dernière sur la brusque retombée de l'enthousiasme pour le cinéma après les JCC. J'y reviens. Prenons l'exemple du dernier film de Abdellatif Kechiche.
Lors de sa projection à Africart durant le festival, Venus noire a attiré un nombre considérable de spectateurs. Plusieurs d'entre eux ont dû, la mort dans l'âme, rebrousser chemin, contrariés, mécontents, maudissant le mauvais sort ou vociférant contre les organisateurs. On s'y attendait. J'ai dû moi-même renoncer à le voir, ce jour-là. Certes, on avait annoncé la présence de la comédienne principale qui était en effet venue pour la circonstance. Mais Yahima Torres n'est pas une star, en tout cas elle ne l'est pas encore devenue ; ensuite, il n'est pas sûr que tout le monde savait qu'elle était là ; et enfin, je doute fort (je n'oserais pas penser le contraire) que les spectateurs aient été animés par la curiosité malsaine de découvrir la morphologie de l'actrice comme l'étaient les Anglais et les Français de l'époque pour celle du personnage. L'affluence était, durant le festival, particulièrement élevée et toutes les salles ou presque étaient combles. Il paraît que certains invités étrangers nous envient cet enthousiasme pour le cinéma. On serait malvenu à ne pas s'en réjouir. Et je m'en félicite moi-même. Mais ce n'est là, me semble-t-il, que la face apparente de l'iceberg.
Aussitôt le festival terminé, le même Venus noire était à l'affiche dans la même salle Africart. Alors ? Alors rien. Une moyenne de trente à quarante personnes par séance. La veille du ciné-club, mardi dernier, le 9 novembre, je me suis rendu à la projection de l'après-midi. La salle était désolée. Renseignement pris au guichet : toutes les séances étaient pareilles. Le lendemain au ciné-club (on s'y attendait aussi) la salle était presque pleine. Plus de 250 personnes ! Le lendemain jeudi, rebelote : on est retombé à trente, quarante. Qu'est-ce à dire ? C'est clair, il faut créer l'événement pour attirer le monde. Cela ne fait aucun doute et c'est évidemment pareil partout. D'où l'importance des festivals, des rencontres, des semaines. Mais cela ne devrait pas cacher un aspect important du problème. Le décalage entre l'engouement que montre le public en période de festival et l'intérêt qu'il manifeste en temps normal est trop grand pour ne pas se poser des questions. Des hommes et des dieux qui était également présent aux JCC est en train de passer inaperçu. Il ne tiendra pas longtemps l'affiche. D'abord il est évident que nous vivons dans un contexte socio-culturel où le déficit de socialité citoyenne est tel qu'à la moindre occasion « culturelle » les gens accourent dehors, tout contents de se retrouver dans une joie pacificatrice, à l'occasion d'un film, d'une pièce de théâtre ou d'un concert de musique. Mais cela signifie aussi que le rapport que nous avons au septième art demeure profondément problématique. Dans une salle de cinéma, un film est projeté pour être vu par un grand nombre de personnes. C'est ce sentiment d'appartenance au groupe, non pas à la famille, ni à la tribu, mais à la masse anonyme des habitants d'une ville (le cinéma est évidemment un phénomène essentiellement urbain) qui anime le spectateur. A notre époque et à toutes les époques, le partage d'une émotion avec les autres a quelque chose de rassurant voire de sécurisant quant à notre rapport à la communauté. Mais, c'est banal de le répéter (on l'a beaucoup dit), ce qui fait le caractère inédit du cinéma, art du Xxème siècle, c'est que ce sentiment de communion qu'on vit dans d'autres lieux, culturels ou cultuels, est justement mélangé avec un profond sentiment de solitude. Lorsque les lumières s'éteignent dans une salle (et elles doivent s'éteindre complètement) lorsque le silence s'instaure (et le silence doit s'instaurer complètement), on est de nouveau seul, dans une solitude vraie mais pas réelle, psychique mais pas physique au milieu des autres dont la présence est plus réelle que vraie. C'est sur ce paradoxe que repose ce qu'on appelle la culture cinématographique, sur ce sentiment d'être comme disait Camus (on comprend du reste que la conscience de ce paradoxe soit encore plus aigu chez lui) à la fois solitaire et solidaire. En dehors du festival et de l'occasion de socialité festive qu'il offre, qu'est-ce qui me pousserait à sortir, à « aller au cinéma » sinon le besoin intime de vivre une expérience singulière à la faveur d'une histoire projetée, comme la réalisation fantasmée, décalée et condensée de ma vie. C'est ce sentiment là qui me paraît faire défaut, c'est l'inaccomplissement de ce paradoxe qui explique ce phénomène d'engouement de circonstance. Le cultiver, c'est cela qu'il faut s'employer à faire, mais c'est une autre paire de manches...






Publié dans Le Quotidien du 14 novembre 2010


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