vendredi 5 novembre 2010

Un homme qui crie de Mahamat-Saleh Haroun



                                                    Humilité poétique

Voilà un film dont la poétique humilité apparaît jusque dans son titre. « Un homme qui crie », l'expression n'a l'air de rien. On ne peut pas faire mieux dans la banalité. Pourtant il n'y a pas plus suggestif. Parce qu'on n'a là que la première partie d'un vers d'un immense poète : « un homme qui crie n'est pas un ours qui danse » dixit Aimé Césaire. Le dernier film de Mahamat-Saleh Haroun connote bigrement, comme son titre, mine de rien. Simple, prosaïque voire anondin en apparence, il est, en réalité, profond et complexe. Il suffit de bien regarder entre les images pour saisir toutes les nuances du film. Il est question de la guerre (civile au Tchad) mais point de bruit mais point de fureur. Cette guerre Haroun lui-même en a subi physiquement les éclats, et à deux reprises lors de tournages précédents, celui de Darrat et celui d'Expectations. C'est même cela que dit le film : ce qui fait l'horreur de la guerre n'est pas ce qu'on voit et ce qu'on entend de loin (cela s'appelle le spectacle), mais le sourd et dur effet qu'elle fait sur les rapports dans une même famille, entre un père et son fils en l'occurrence. La singularité de Un homme qui crie est d'abord dans ce jeu du bruit inaudible ou à peine audible d'un drame collectif et du silence qui pèse sur les rapports les plus intimes. Le film parle peu et de moins en moins et pour cause. Il aurait été évidemment plus facile de céder à l'affetterie qu'appelle un tel sujet. Bien sûr, de temps en temps, surgit le visage hideux des affrontements militaires car on n'est pas dans une parabole mais bien dans la triste représentation d'un conflit meurtrier bien réel ; mais ce qui compte c'est l'articulation, oh combien soignée, entre le conflit sanglant qui déchire le pays et le drame familial. La distance qui sépare le début de la fin ( le le père a fait un sacré parcours pour y arriver) est de ce point de vue bien plus que linéaire. On est d'abord dans une piscine d'un hôtel de Djamena. Deux hommes jouent comme des enfants à qui tient sous l'eau plus longtemps. On se croirait dans un téléfilm estival à quatre sous avec, en perspective (mais ça ne vient pas) gonzesses de touristes à l'appui et quelques rebondissements dramatiques de pacotille. Sauf qu'il s'agit d'un père et de son fils, que le jeu quoique anodin n'est pas si léger que ça et que, surtout, le père s'appelle Adam et le fils Abdel. Le paradis est artificiel. Ce premier paradoxe qui en dit long, en passant, sur le tourisme dans cette région du monde n'apparaît vraiment qu'en comparaison avec la fin où le contexte naturel est réellement paradisiaque mais on n'y joue plus à la vie et la mort ; celle-ci est bien là, et le fils voué à un silence définitif dans l'eau du fleuve. Ce n'est plus la même lumière, plus la même valeur -ni la même longueur- de plans. Tout est inversé. Pas opposé, inversé. Le paradoxe est aussi important entre les deux séquences qu'à l'intérieur de chacune d'entre elles. Sans aucun affichage du reste. On a presque envie de lui reprocher sa discrétion, à Haroun. Quand on entend parler le cinéaste, on est étonné des références cinématographiques auxquelles il recourt, Godard (mais lui était déjà présent dans Bye Bye Africa dans une bien drôle de scène entre, déjà, le fils et le père), Bresson, Ozu (regardez la scène de repas familial), Murnau (Le dernier des hommes bien sûr, comment peut-on ne pas y penser ?). Haroun était critique de cinéma et son film prend sa place bien aisément dans l'histoire du cinéma mondial ; la récompense cannoise n'était pas de complaisance. Mais ce qui est plus intéressant c'est d'interroger la place qu'il occupe dans le cinéma du continent noir. L'articulation et le dosage dont on parlait plus haut caractérisent aussi la nature des liens que tisse le cinéaste avec ses prédécesseurs. Un homme qui crie, bien au-delà de la filiation que le titre revendique par rapport à une culture noire, se situe à une certaine distance entre Sembene et Cissé. Un Sembene moins pédagogique et un Cissé moins poétique. Ou disons un Ouedraogo (je pense à Thilai) sembénisé. La volonté d'inscrire son histoire au coeur de l'actualité de son pays (la guerre, la corruption, les transformations économiques, la donne asiatique) qui s'inscrit tout naturellement dans la tradition inaugurée par l'auteur du Mandat, cette volonté n'a d'égale que celle d'écrire cette histoire avec des lettres empruntées aux mythes les plus anciens, les plus universels. Coranique et biblique et bien au-delà encore. Pistes déjà explorées mais autrement par Cissé, Ouedraogo et Sissoko. On peut lire le film comme une radioscopie du Tchad d'aujourd'hui aux prises avec les défis économiques et politiques que l'on connaît (la dramaturgie a pour principaux ressorts la reprise de l'hôtel par des chinois, la compression du personnel qui s'en est suivie et la guerre qui déchire le pays) mais aussi comme la sempiternelle histoire du sacrifice et du rachat. Le film est hanté par la figure d'Abraham (que Haroun dise n'y avoir pas pensé au départ est comme une preuve supplémentaire)... mais regardez comme arrive cette femme enceinte dont il n'était pas question au départ, comme elle surgit dans le film. Mine de rien, Marie est là... Attention, tout cela est à peine perceptible, en tout cas nullement monnayé, rien en tout cas qui laisse croire à une revendication ostentatoire d'un quelconque snobisme intellectuel auquel MSH aurait pu, vu sa culture, facilement céder. Ensuite, ce qui me semble encore plus fort, et peut-être, moins évident c'est le dépassement des carcans religieux que propose le film vers une synthèse j'allais dire animiste mais syncrétique et purifiée où fusionnent les êtres et la nature dans le cours silencieux du fleuve...

Tahar Chikhaoui
article pulié dans Le Quotidien oct/2010

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire