Par Tahar Chikhaoui
L’ambiguïté qui entoure la valeur du festival de Cannes (est-elle politique, économique ou artistique? Ou tout cela à la fois, et si tel est le cas, dans quelle proportion ?) est à chercher dans les choix stratégiques de ses dirigeants : la présence de certains films en compétition officielle ne saurait être uniquement imputée à un manque de discernement artistique, leur inconsistance étant justement dépourvue de toute ambiguïté. Ces considérations économiques, culturelles, géo-stratégiques dont on perçoit l'impact sur la programmation poussent à s'interroger sur le tableau de cette 68 ème session du festival en examinant les films du point de vue de leur provenance.
Commençons par le cinéma français dont la forte présence n'a échappé à
personne cette année.
Pas moins de dix films dans l'ensemble de la sélection
officielle : cinq en compétition sur dix-neuf : Deephan
de Jacques Audiard, la loi du marché de Stephane Brizé, Marguerite
et Julien de Valérie Donzelli, Mon roi de Maïwenn, et Valley
of love de Guillaume Nicloux ; deux hors-compétition, l'un en
ouverture, La tête haute d'Emmanuelle Bercot, phénomène
exceptionnel souligné par Thierry Frémaut lui-même qui alléguait l'actualité
sociale de son sujet, et l'autre en clôture, La glace et le ciel de
Luc Jacquet ; deux films dans Un certain regard, Je suis un soldat
de Laurent Larivière et Maryland d'Alice Winocourt ; et
enfin en séance spéciale, Amnesia de Barbet Schroeder. La
Quinzaine des réalisateurs contient trois œuvres françaises, Fatima
de Philippe Faucon, A l'ombre des femmes de Philippe Garrel et Trois
souvenirs de ma jeunesse de Arnaud Desplechin. Si on ajoute ceux de la
Semaine de la Critique (Ni le ciel ni la terre de Wakhan Front , Les
Anarchistes de Elie Wajeman, Les Deux amis de Louis
Garrel, La vie en grand de Learn by heart), on obtient un chiffre
sans doute jamais atteint par le festival de Cannes. Mais si dans la Quinzaine,
le critère artistique ne fait aucun doute, quoiqu'on puisse introduire des
nuances d'appréciation entre ces trois films, et si dans La Semaine de la
Critique, l'exigence est également de rigueur, dans la sélection officielle, en
revanche, le choix des films semble dominé par une envie de faire valoir le
cinéma français, appuyée non pas sur la notoriété symbolique du cinéaste, le
crédit dont il jouit auprès des
cinéphiles, mais soit sur la thématique soit sur les acteurs, vecteurs de
promotion plus que garanties de mise en scène. Sans doute Thierry Frémaux
doit-il se dire que si les sections non officielles, menées par des
réalisateurs et des critiques, ne manquent pas - et elles n'ont pas manqué de
le faire - de valoriser l'originalité des œuvres, il peut, lui, concilier art,
culture, commerce, et politique. Ce jeu est certes compréhensible pour un
festival de cette envergure, mais c'est un jeu un peu étrange, parfois
troublant tout au moins dans la Compétition officielle, Un certain Regard
demeurant le lieu d'essai et de recherche, à entendre à la fois au sens propre
et au sens du label. Il est vrai aussi qu'après douze jours de projections, le
festivalier ordinaire sort avec une impression d'ensemble, sans trop chercher
forcément à distinguer entre les différentes sections. Mais, celles-ci
entretiennent les unes avec les autres, y compris dans l'esprit de ce même
festivalier ordinaire, un rapport de hiérarchie évident. Ce qui est troublant,
c'est de placer à la même enseigne Mon roi de Maïwenn et The
Assassin de Hou Hsiao Hsien, ou, plus troublant encore, de voir la même
Maïwenn reconduite en Compétition officielle ( Polisse y était en
2011) et Apichatpong Weerasethakul relégué dans Un Certain regard avec le
magnifique Cemetery of splendour. On peut rétorquer que l'histoire
a donné raison au(x) programmateur(s) puisque Polisse avait
décroché le prix du jury en 2011 mais Mon oncle Boonmee avait
obtenu la Palme d'or en 2011. Alors ? Même si on se place au seul niveau
du cinéma français, on peut s'étonner que Trois souvenirs de ma jeunesse
de Arnaud Desplechin et A l'ombre des femmes de Philippe Garrel
se retrouvent à La Quinzaine des Réalisateurs alors que Valley of love,
Marguerite et Julien, et Mon roi siègent
allégrement dans la plus prestigieuse section de la programmation officielle.
On peut chicaner à l'infini là-dessus, nous dira-t-on. Là n'est pas
l'essentiel. Il reste que le tableau que présente l'ensemble des films français
montrés à Cannes et la façon dont ils sont « distribués » sur les
différentes sections du festival sont révélateurs d'un malaise. Oui, il y a une
vitalité de la production hexagonale qui, faut-il le répéter, résulte du
système de protection du cinéma, sans aucun doute, le meilleur au monde. Mais,
il y comme un tiraillement entre une tendance forte, mettant en avant les
thématiques sociales et politiques qui pèsent de plus en plus lourd sur la société française comme la délinquance
(La tête haute), le chômage (La loi du marché), la
guerre (Maryland), l'immigration (Fatima), les
mœurs (Marguerite et Julien) et une tendance certaine
(post-posons bien l'adjectif surtout) du cinéma français, inscrite dans la
grande bonne tradition de la Nouvelle Vague, devenue par ailleurs handicapante,
et qu'incarnent merveilleusement Philippe Garrel et Arnaud Desplechin. La palme
d'or décernée à Dheepan de Jacques Audiard, bien qu'il faille se
garder de donner à la décision du jury
plus de sens qu'elle n'en a, est un signe de ce malaise, le film ballottant
entre un désir réel de prendre à bras-le-corps, la violence des banlieues dans
son rapport (c'est la force du scénario) avec les guerres dans le monde, et la
volonté de trouver un traitement cinématographique qui ne ferait pas honte au
7ème art. Le bonheur n'était pas toujours au rendez-vous.
Publié dans Attariq Aljadid n°418 du 6 au 12 juin 2015
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire