vendredi 5 juin 2015

FESTIVAL DE CANNES 2 : Mon palmarès et le leur...

  




Par Tahar Chikhaoui


Chacun a le sien, le mien est le mien.




Mon palmarès :

Nanni Moretti est certes un habitué du festival mais il serait mal venu à se plaindre de la présence de son dernier opus dans la compétition officielle. Ils ne sont plus bien nombreux, les cinéastes transalpins qui ont survécu à la sinistrose berlusconienne. Dans le ciel bien sombre du cinéma italien (que peinent à éclairer les différentes réformes menées cahin caha depuis la fin des années 90), il est l'une des rares étoiles qui brillent encore ; il faut avoir vu le Sorrentino (le fièrement médiocre Youth, également en compétition officielle) pour s'en convaincre.

Le titre Mia Madre est à prendre au sens littéral : le film est un hommage à la mère du cinéaste disparue durant le tournage de Habemus papam. L'autobiographie est difficile au cinéma, non seulement parce que se regarder sans narcissisme n'est pas la chose la mieux partagée dans le monde du cinéma, mais réussir à articuler sa vie avec celle, plus large, de son entourage professionnel, culturel, social et économique est l'apanage de quelques artistes qu'on compterait sur les doigts de la main. Or Mia Madre est tout ça à la fois. Voici sur quoi s'ouvre le film : aux portes d'une usine fermée, des manifestants luttent corps à corps contre les forces de police qui les empêchent violemment d'entrer. La scène est filmée de très près, les plans rapprochés accentuant le sentiment d'être au cœur du conflit. La séquence est à peine commencée qu'un « stop » vient brutalement y mettre fin, on se rend compte qu'on est sur un plateau de tournage. Film social ? Oui et non. De plus, « le » réalisateur est une femme. Tout est presque dans ce début : la dépression économique, le cinéma et la femme. Nanni Moretti est évidemment dans son film mais le rôle du cinéaste est dévolu à une femme. Il se contentera d'être son frère. Proximité à la fois étroite et discrète. Ce transfert, à lui tout seul, est essentiel. Il faut imaginer la différence qu'il y aurait eu si Moretti avait joué son propre rôle. Ce transfert confère une dimension très contemporaine à l'histoire et dans le même temps représente le meilleur hommage à sa mère. Après, il fallait tisser les fils de ces trois registres et c'est là que tient la valeur de Mia Madre, dans ce montage subtil entre la mère hospitalisée, les différentes visites que lui rend sa fille durant le tournage d'un film sur un conflit social. Au premier niveau, le lien entre ces différentes situations est assuré par la réalisatrice mais la cohérence véritable du film découle discrètement du nouage des différents tissus narratifs. Le principe fondamental en est la dépression économique, sociale et psychologique. Ce que la cinéaste vit du fait de la maladie de sa mère est une expression particulière d'une crise plus générale à laquelle le tournage du film n'échappe que dans la mesure du comique produit par les caprices de l'acteur principal du film, un comédien américain (un John Turturrot à mourir de rire), vaniteux, et dont la débilité n'a pas de limite. Comme Moretti ne cache pas ce qu'il y a d'ingénu dans l'expression de ses sentiments, le film gagne paradoxalement en intelligence et finesse.

Ne me demandez pas pourquoi Cemetery of splendour de Apichatpong Weerasethakul n'est pas en compétition officielle mais se trouve relégué dans Un certain regard. Non seulement le cinéaste thailandais a remporté la Palme d'or avec L'oncle Boonmee en 2010 mais Cemetery of splendour est sans aucun doute l'un des meilleurs films de cette session et Apichatpong Weerasethakul est l'un des cinéastes les plus doués de sa génération. Le film mêle, comme nous y a habitués son auteur, réalisme et onirisme sans que jamais la frontière séparant ces deux registres ne soit perceptible. On ne se rend compte qu'à l'occasion de ce genre d’œuvre que les limites que l'on assigne à la réalité et dont on pense qu'elles sont évidentes sont mille fois plus larges et plus mobiles qu'on ne le croit. Jugez-en par le seul argument : dans un hôpital, des soldats souffrent d'une maladie étrange : ils ne peuvent pas s'empêcher de dormir, on ne sait pas pour quelles raisons. C'est seulement de temps en temps qu'ils émergent pour aussitôt sombrer dans un profond sommeil. Naturellement, rien de fantastique la-dedans. Nul effet ni discours ne viennent perturber le cours des choses. C'est comme ça et c'est tout. accepter naturellement l'inhabituel est le premier mérite de Apichatpong. Tout ce qui s'ensuit est ordinaire : une femme Jengira vient régulièrement se rendre au chevet d'un soldat qui n'a ni famille ni ami. Juste pour le soutenir, une mère de fortune qui lui tient compagnie endormi ou éveillé, évoquant à l'occasion ses souvenirs d'écolière du temps où elle était assise, là juste là. A elle se joint, tout aussi naturellement, une jeune femme Keng, médium de son état, qui, elle, vient aider les visiteurs à entrer en contact avec leurs parents endormis. Tout se construit là-dessus ; les surprises arrivent sans effet. Tout d'un coup, deux jolies femmes viennent s'asseoir à côté de nos deux amies : elles se présentent : elles sont les deux déesses du palais enfoui sous l'hôpital. Le film est ponctué de scènes de ce type qui arrivent dans le récit sans autre forme de ponctuation telle l'étrange séquence au cours de laquelle Keng lèche longuement la jambe de Jengira dont on découvre à l'occasion la monstrueuse difformité. Le tout inscrit dans la routine du quotidien. Tout autour, une pelleteuse creuse tranquillement le sol en vue de travaux de construction dont on est censé savoir les tenants et les aboutissants mais dont on ne sait rien. L'émerveillement se confond avec l'ordinaire des gens simples. On en sort émerveillé et politiquement moins stupide.

Jia Zhang Ke était le grand attendu aussi. Il n'a pas déçu. La presse française aime à le comparer à Balzac, référence facile, utile mais bien insuffisante. De Platform (2000) à Touch of sin (2013) Jia Zhang Ke n'a eu de cesse de questionner la société chinoise dans les rapides transformations qu'elle a subies ces dernières années. Il revient avec un film en trois temps. L'histoire commence en 1999 à la veille du troisième millénaire, dans un village du nord de la Chine. La belle Tao est courtisée par deux jeunes hommes de milieux totalement opposés, Zhang est un homme d'affaires, bourgeois et ambitieux, Lianzi est ouvrier. Ils sont l'un et l'autre follement amoureux d'elle. Elle choisira le plus riche qui s'est encore enrichi et qui, jaloux, n'hésite pas à renvoyer Lianzi de l'usine qu'il dirige. Argument somme toute classique mais filmé sans fioriture, avec des plans sobres, pour que l'essentiel soit dit. Arrive 2014, le format du film change, la bande son aussi (musique electro et tutti quanti). C'est à ce moment qu'apparaît le titre du film comme si tout ce qui a précédé était le pré-générique. Lianzi qui, après son licenciement, a dû quitter le village pour trouver du travail, revient chez lui, père de deux enfants, atteint d'une maladie grave, conséquence des conditions de travail. Il retrouve Lianzi riche mais séparée de son marie qui s'est exilé accompagné de son fils, qu'il avait appelé Dollar. Le pays est déjà totalement métamorphosé, ravagé par un capitalisme effréné. Sont confrontés les deux milieux sociaux, signe s'il en est, d'une société déchirée. Troisième partie : nous sommes en 2025 en Australie où se sont installés le père et son fils. Le conflit oppose maintenant le géniteur et sa progéniture (autour duquel se recentre le film) qui ne parle même pas la langue des siens et a besoin d’interprète pour communiquer avec un père totalement dépassé. Cette partie, quoique située dans le futur, n'est pas futuriste. Les éléments d''anticipation sont ténus. Le découpage entre le passé le présent et le futur n'est pas un déploiement linéaire du temps mais une manière d'interroger le présent. Une composition paradoxale où le temps au lieu de se dérouler se retourne sur lui-même : Dollar s'entiche de sa prof qui a l'âge et un peu l'air de sa mère avec laquelle il rentre chez lui, empêtré dans une grosse et totalement inconsciente confusion des sentiments.

L'autre grand attendu c'est le Taiwanais Hou Hsiao Hsien, l'un des cinéastes majeurs de notre temps. Il revient avec L'assassin un film historique, projet qu'il traîne depuis de longues années. Au IX ème siècle, la dynastie Tang, est de plus en plus menacée par les provinces frontalières qu'elle avait pourtant elle-même créées pour protéger son territoire. Mais le plus grand danger vient du gouverneur de Weibo. La princesse Nie Yinniang (admirablement jouée par Shu Qi), sa cousine, rompue aux arts martiaux, est chargée de l'assassiner. Elle essaie mais, mais le sens du devoir ne vient pas à bout de l'amour qu'elle lui voue toujours. Ainsi racontée, l'histoire du film ressemble à tant d'autres et, moulée dans un genre si formaté, la curiosité était grande de voir de quelle manière le grand cinéaste allait éviter les clichés. Le résultat est époustouflant. La beauté des images est inégalée, frappée du seau de l'auteur, avec toujours la volonté, non pas d'envelopper l'histoire, mais de la porter : la précision du cadre, le sens aigu du détail, la délicatesse des mouvements de caméra, les couleurs et les sons sont entièrement au service d'un point de vue qui ne révèle pas tout, mais procède par suggestion, n'épuise jamais l'événement, en distille des fragments, laissant en-dehors du champ, ou dans sa profondeur, une partie que le spectateur est obligé d'imaginer. Cette place laissée à l'invisible est également vraie pour le temps qui ne coule jamais de manière continue mais est avance par blocs offrant du récit plus que des séquences, des tableaux d'une infinie beauté.

S'il y a bien un film qui a fait l'événement du festival c'est sans conteste Les Mille et une nuits de Miguel Gomes . L'enthousiasme de la presse est sans précédent. Les critiques des principaux journaux français n'ont pas tari d'éloge sur le dernier opus du cinéaste portugais. Six heures d'un triptyque de deux heures chacun que Gomes a tenu à projeter en trois séances séparées ponctuant ainsi une Quinzaine des réalisateurs déjà glorieusement auréolée par la présence d'une pléiade de cinéastes au talent avéré tels les français Philippe Garre, Arnaud Despechin, Philippe Faucon, le lituanien Sharunas Bartas, le japonais Takashi Miike. Né en 1972, Miguel Gomes est considéré avec Pedro Costa comme l'un des fers de lance du cinéma portugais d'aujourd'hui. Sa cébrité s'est confirmée avec Tabou, en compétition à la Berlinade 2012, primé là où il passe, acheté par plus de cinquante pays.

Première précision, rappelée à chaque fois en début de partie, Les mille et une nuits ne sont pas l'adaptation comme le titre pourrait le laisser croire du célèbre livre arabo-persan ; il en épouse cependant la structure et se permet d'en garder une Shéhérazade narratrice dont l'objectif n'est pas de sauver sa peau mais d'égrener une série de récits contemporains tous liés aux ravages occasionnés par les conditions draconiennes imposées par l'Europe au Portugal. Pour ce faire, Gomes avait réuni un groupe de journalistes dont le rôle était de recueillir de l'actualité sociale des mini histoires ordinaires qui ont servi de matière au scénario. Le résultat est impressionnant. Gomes passe allégrement du tragique au comique, de l'étrange qui frise le fantastique aux anectodes les plus communes mêlant différents tons avec une liberté époustouflante. Six heures de pur bonheur déroulant un tableau où la dénonciation de la misère sociale est d'autant plus forte qu'elle passe à travers le regard d'un artiste au plus haut de sa forme, libre et irréverencieux.



Et le leur...

De tous ces films que j'ai énumérés sans tenir compte du fait qu'ils sont en compétition officielle ou des sections parallèles, seul L'assassin a obtenu un prix, en l'occurrence celui de la mise en scène. Prix mérité mais bien en-deça de la valeur du film. Il est en revanche étonnant que Jia Zhang Ke dont les quelques rares critiques formulées à son égard portent sur la troisième partie de son film n'ait eu aucune place dans le palmarès. Il est plus regrettable qu'il en soit ainsi de Mia Madre. Peut-être les jurés ont-ils estimé inopportun de consacrer un cinéaste qui avait déjà remporté la Palme d'or en 2001 avec La Chambre du fils et le prix de la mise en scène en 1994 pour Journal intime. Naturellement, les commentaires sont allés bon train quant aux préférences des frères Coen et leur équipe mais chacun sait que la liste des films primés ne correspond qu'à celle des membres du jury, non pas à chacun d'entre eux mais à eux tous réunis. Ceux qui on fait l'expérience de ce genre d'exercice savent ce qu'il en est. Il faut dire, cependant, qu'il n'y a rien de particulièrement scandaleux dans ce palmarès : reste, pour ce qui me concerne, que si le film de Jacques Audiard n'est pas dépourvu d'intérêt, la palme d'or est nettement au-dessus de sa valeur. Le prix le moins décevant est sans doute celui qui a été décerné à la meilleure interprétation masculine. Vincent Lindon a été magistral dans La Loi du marché. Ce qui n'est absolument pas le cas de Emmanuelle Bercot qui n'a nullement convaincu pour son rôle dans le film de Maiwen Mon roi dont on ne voit pas ce qu'il fait en compétition. Quant à Mon Saul de Laszlo Nemes, il a fait effectivement impression mais mérite-t-il le grand prix du jury ? Sans doute la façon en effet bien originale de traiter une question difficile et toujours controversée (la Shoah au cinéma a fait couler des fleuves d'encre en France), où l'usage du hors champ est particulièrement frappant même si il est systématique, illustration quelque peu forcée et presque obligée de la difficulté voire de l'impossibilité pour certains (Lanzman en a fait son credo) de montrer l'horreur subie par les Juifs durant la deuxième guerre mondiale.
Publié dans Attariq Aljadid n°417 du 30 mai au 5 juin 2015

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