vendredi 5 juin 2015

FESTIVAL DE CANNES 1 : Premières impressions




 Par Tahar Chikhaoui



Pré-Cannes :


Empêché d'y être dès le démarrage, j'ai dû activer le mode « intensif » pour rattraper les deux jours perdus. Arrivé le 16 donc. Empêché par … le cinéma. L'occasion de m'arrêter sur le lien entre l'avant et le pendant Cannes, une façon un peu paradoxale de prendre de la distance. D'abord, le 13 mai : trois projections de Le temps qu'il reste de Elia Suleiman à la Maison de La Région à Marseille dans le cadre de la programmation d'Aflam, projections prévues de longue date. Tiens un film qui était à Cannes (en sélection officielle en 2009, je n'avais pas fait exprès) mais montré dans d'autres conditions devant un public formé essentiellement de scolaires et d'usagers de centres sociaux venant pour l'essentiel des quartiers nord de Marseille. Par contre, là, la différence avec le public cannois n'est même pas à signaler. Le ciel et la terre (à vous de choisir les termes de comparaison). Autre différence, trois débats longs et passionnants, on n'en rêve même pas à Cannes où on a à peine le temps d'échanger furtivement, à la faveur d'une rencontre avec un collègue au bas d'un escalator, dans le hall des casiers de presse ou, au mieux, au bas du Palais, la durée d'une cigarette, genre : « non, trop ampoulé » ou « Ah, splendide » ou encore « je ne sais pas trop quoi en penser », échange souvent suspect, juste bon pour savoir ce qu'on doit en penser, éviter de dire des conneries, de passer à côté d'un chef-d’œuvre, ou de magnifier un navet…

Ensuite le 15 : rencontre au MuCEM, également prévue depuis longtemps, une promesse faite à Thierry Fabre directeur du département de développement culturel et des relations internationales : il fallait commenter une exposition d’œuvres d'artistes contemporains tunisiens à l'occasion d'une grosse manifestation dédiée à La Tunisie : devant une salle du Musée remplie, impressions à livrées à chaud autour de travaux de Hala Ammar, Ziad Ben Romdhane et de Ismail Bahri en présence des deux premiers, de Sana Tamzali et de Thierry Fabre les deux commissaire de l'exposition. Oeuvres excitantes pour l'esprit d'un critique de cinéma configuré autrement, un vrai plaisir de se laisser imprégner par l'intelligence et la beauté de ces œuvres...Peut-être en parlerions-nous plus tard. Ensuite, découverte de Abdelhak El Ourtani photographe de la fin de l'avant-dernier siècle, formé par les frères Lumière grâce à Mohammed Bennani, un étonnant collectionneur, sidération devant le défilé de ses plaques à l'auditorium du MuCEM, son regard (contemporain de la naissance du cinématographe) notamment sur des lieux de culte, commenté par Mohammed Ouertani et un histoirien de l'art Ridha Moumni… et enfin le vivifiant spectacle « L'autre et moi » de Alia Sellami et Souad Ben Slimane, un moment exceptionnel d'intelligence, d'humeur et de fine insolence…

Voilà, ça valait le coup (ou l'image n'est pas absente) d'un retard de 48 heures sur une session dont voici les premières impressions.


Impessions générales :


Répétons-le : Cannes est une institution, une grosse institution culturelle dont on ne perçoit pas toujours ce qui pourtant est le plus visible : une lourde machine aux énormes enjeux économiques, culturels et politiques. L'art n'y est pas absent, mais il faut parfois le distinguer de ce qui le voisine et qui l'embrouille, les lignes de partage ne crevant pas les yeux.

Exemple : on a coutume d'ouvrir les festivités par un blockbuster américain ou tout au moins un film susceptible d'attirer l'attention d'une presse avide de sensations, très présente ici. Et bien non ! Frémaux a fait un autre choix : un petit film social La tête haute dont la réalisatrice, Emmanuelle Bercot, s'est la première étonnée de le voir ainsi inaugurer la 68 ème session du festival de Cannes. Film social donc, film français et film de femme. Voilà l'aspect culturel qu'on ne cherche pas du reste à cacher mais qu'on ne clame pas non plus à tue tête. L'actualité politique après le 11 janvier, le reproche souvent fait au plus grand festival du monde de ne pas prêter attention aux cinéastes femmes et celui plus récurrent de privilégier le cinéma américain, tout cela a sans doute fait que des films de femmes, il y en a cette année, que des films français, il n'y en a jamais eu autant alors que la présence des films anglo-saxons est particulièrement faible.

Deuxième grande impression générale plus d'une fois soulignée notamment par les observateurs venant de, ou s'intéressant aux, pays du Sud : l'Afrique subsaharienne et le Monde arabe ont une présence proche de zéro, pas nulle mais proche de zéro. Il est difficile (et un peu bête, dois-je dire) de croire que les considérations géo-politiques soient étrangères aux intentions des programmateurs, vu l'importance de l'événement. Et si, par naïve hypothèse, on imaginait que seule compte le critère artistique dans la sélection des films, on aurait du mal à comprendre la présence en compétition officielle de films comme Maryland réalisé précisément par une femme, Alice Winocour, un film creux et bruyant pour tout dire, ou également en compétition officielle de Mon Roi, encore du à une autre femme Maiwenn, film vain et presque ridicule. Nous avons souligné la raison de la présence de ces films. Mais que fait pardi Sicario, aussi en compétition officielle, deux heures de brouhaha insupportable, que ne répare pas, loin de là, une prétendue réflexion morale sur l'action de la police face aux cartels de la drogue sur la frontière mexico-étasunienne .

Et le Monde arabe disions-nous aussi : mais on pourrait rétorquer que tout de même Dégradé de Tarzan et Arab Nasser vient de Palestine et que Nabil Ayouche est bien présent avec son dernier opus, on peut même noter la présence de Je suis le peuple de Anna Roussillon documentaire sur la Révolution égyptienne, perçue du point de vue d'un paysan de la Haute Egypte. D'abord, aucun de ces films ne figure dans la sélection officielle, tous les trois sont dans les sections parallèles organisées par la Société des Réalisateurs pour la Quinzaine des Réalisateurs (c'est le cas de Much loved de N. Ayouche), par le syndicat français de la critique de cinéma pour la Semaine de la Critique (c'est le cas des deux jumeaux gazaouis) ou par L'ACID, l'Association du Cinéma Indépendant pour sa diffusion (c'est le cas de Je suis le peuple). En plus - nous y reviendrons - sous sommes bien loin des meilleurs films (je sais c'est relatif mais c'est mon avis) réalisés récemment dans cette partie du monde.

Oui, il y a Souleymane Cissé mais gloire cannoise oblige (prix du jury en 87), ce n'est pas un nouveau venu. Nous y reviendrons aussi.

Troisième grande impression : le gigantisme de la manifestation. Si tu ne sais pas exactement pourquoi tu viens à Cannes, il y a fort à parier que tu repartiras avec un sentiment de grosse déception et une sensation d'énorme fatigue. Les plus précis dans leur programme sont les plus décidés. Quant aux journalistes, celui d'entre eux qui couvre tout seul pour un journal doit avoir fait depuis longtemps bon ménage avec le sentiment de culpabilité tant le nombre de films à voir est considérable. Plus de cent films par jour (si on compte ceux du marché) ! Allez choisir là-dedans quoi privilégier…

Quatrième grande impression : mais celle-là on peut sinon en faire l'économie du moins ne pas trop s'y attarder. La faune festivalière, elle est quand même bien drôle. On aurait aimé qu'elle ressemble à une famille, j'imagine que c'était le cas à un moment dans l'histoire du festival quand justement le cinéma, fût-il commercial, jouissait d'une plus grande autonomie, entretenait des liens moins étroits avec des médias. Aujourd'hui, pour venir de différents pays, les festivaliers n'en semblent pas moins sortir du même moule, rivaliser d'artifice pour se conformer à un modèle, dont je ne sais pas s'il est collectivement fantasmé ou fabriqué au fil du temps par on ne sait quel meneur d'opinion. Pas scandaleux, juste ridicule et parfois désolant…

Publié dans Attariq Aljadid n°416 du 23 au 29 mai 2015

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