samedi 17 mars 2012

« Ayan Kan », « Bas bord » et « Teriague » de Ridha Tlili. Pour « un cinéma personnel »






Nous avons sollicité de nouveau Ridha Tlili pour le ciné-club du mercredi 14 mars. Son dernier film « Révolution moins 5 », projeté la semaine d'avant, n'avait pas laissé indifférent, loin s'en faut . Les spectateurs restés dans la salle pour suivre le débat étaient, proportionnellement, plus nombreux que de coutume. Ils n'avaient pas été déçus. Les réactions du cinéaste, à la fois, modestes et intelligentes nous avaient conforté dans le sentiment que nous avions affaire à un artiste singulier. Poussés par la curiosité, portés par l'enthousiasme de cette belle découverte, nous avons cherché à mieux connaître son oeuvre. Trois courts métrages ont été donc proposés au public, Ayen Kan (20mn, 2007), Bas-bord (17mn, 2009) et Teriague (24mn, 2009). Projection, débat, et autant de plaisir. Un regret cependant : Nous n'avons pas pu montrer « Jiha », l'autre documentaire de Ridha Tlili sur Sidi Bouzid filmé avant et après la révolution. Le réalisateur n'avait pas de copie sous la main. Mais si on peut regretter aussi que le nombre des spectateurs ait été moins important que la semaine précédente, on doit reconnaître que la qualité des personnes présentes était bien au-dessus de la moyenne. Le niveau des interventions qui ont suivi la projection dépassait nettement celui des débats que j'ai l'habitude d'animer, y compris à l'étranger. Nous avons surtout mieux compris le discours que porte Ridha Tlili sur son travail. Il s'est expliqué un peu plus sur sa démarche. Disons, pour être précis, qu'il a été moins discret parce que, manifestement, il n'aime pas formaliser outre mesure ce qu'il fait..
Ce qui frappe d'abord après la vision des courts-métrages c'est le décalage (dont on se rendra compte qu'il est paradoxal) qui les sépare de « La Révolution moins 5 ». Autant celui-ci est, comme nous l'avons signalé, discret, totalement au service de son sujet, autant Ayan Kan, Bas Bord et Teriague sont complexes, rétifs à la compréhension. Cela n'est pas seulement dû à l'effet conjugué d'un parcours.personnel et de l'évolution de la réalité Entre 2007 et 2011, l'image de La Tunisie, celle collective, commune et celle qu'un artiste pourrait s'en faire a bien changé, Mais à bien regarder l'ensemble des films, et au-delà de l'évolution de l'artiste et de la réalité, on perçoit l'unité du regard et sa singularité. Non pas une volonté délibérée, artificielle, de faire original mais l'expression à la fois naturelle et réfléchie d'un point de vue. Le changement qu'on perçoit d'un film à l'autre est le résultat à chaque fois d'une nouvelle combinaison. « Ayan Kan » est une fiction dont les événements se déroulent dans la ville. La distorsion du récit a sans doute quelque chose d'un peu convenu, cela fait longtemps que la narration linéaire a perdu sa sacralité. On peut même voir dans la fragmentation quelque chose de systématique, mais l'absence de continuité temporelle n'est qu'une facette d'une économie générale de la perte. On ne sait pas qui sont les personnages, ce qu'ils font, les rapports qui les lient les uns aux autres. Le personnage principal est un être de mystère, non pas abstrait mais incertain. Un mort-vivant qui n''évolue que la nuit, taciturne et comme traumatisé. Tantôt la tête accrochée à une corde au plafond, tantôt les pieds au bord du toit d'un immeuble. Tentatives de suicide inabouties. La corde s'arrache avec une partie du plafond et aucune suite visuelle n'est donnée à l'une et à l'autre action. La limite entre la vie et la mort est invisible. Sa fin imminemment funeste n'arrive pas à l'oeil du spectateur. Il est comme suspendu entre la vie et la mort. On comprend que son errance (âme perdue dans la cité) est liée à la ville. Cette dislocation du réél est reprise dans « Bas Bord » mais d'une autre manière. L'homme et la femme ne se rencontrent pas sauf dans la tête du spectateur. On ne saura jamais quel lien ils pourraient avoir l'un avec l'autre. Oui, il y a un bébé au milieu, laissé par la femme et repris l'homme, mais l'intérêt porte moins sur les motivations de l'abandon de la progéniture par la mère et sa reprise par l'homme que sur le désarroi des personnages, le malaise de la jeune femme, l'errance du jeune homme. Le vide que laisse l'absence d'explication reporte le regard sur l'espace, le va et vient du bac, la frontière entre la terre et la mer. Cette obsession des limites doublée du mouvement des personnages, elle à pied, lui à moto, raccordée aux autres films de Ridha Tlili, s'inscrit dans une démarche personnelle. Un adjectif qu'applique le réalisateur lui-même à son cinéma. Si le cinéaste auteur ramène le monde à lui, le cinéaste personnel va lui-même vers le monde, nous explique-t-il en substance. Un bout de discours que Ridha Tlili révèle au détour de la discussion, sans étalage ni développement, fidèle à lui-même, suggestif et discret, nous laissant dans une espèce de curiosité positive comme devant ses films. Les personnages étouffent donc dans la ville, noire, étroite, et surveillée ; ils se déplacent sans destination précise et sans arrêt (la scène du taxi dans Ayan Kan est, de ce point de vue, impressionnante, le chauffeur se méprenant totalement sur les intentions du mystérieux voyageur emmuré dans un mutisme incompréhensible) ou sont pris comme des rats par des flics agressifs. Dès lors on comprend mieux le besoin d'aller au-delà, de partir à la recherche d'espaces plus libres. D'où Teriague, un voyage sans but préalable, entrepris par un narrateur dont on ne voit pas le visage.. Un voyage qui passe par Sidi Bouzid, on le devine, et qui va jusqu'au sud. Cette échappée aux allures parfois touristiques mais dans le sens totalement inverse de l'imagerie folklorique (d'où le titre) est aussi formelle. On passe de la figuration noire des personnages perdus dans la ville à la semi-figuration des personnages en couleurs chantant et dansant à la campagne ou au désert. Ce qu'on a pu percevoir comme un décalage est en réalité l'expression d'une démarche, d'une vision de la réalité, en l'occurrence de la Tunisie, citadine et rurale, angoissante et exaltante, triste et joyeuse, étroite et vaste, noire et colorée. Cette échappée esthétique opérée sous Ben Ali s'est réalisée ou à peu près avec la révolution. La révolution moins cinq en est le constat. Mais un constat qui reprend les obsessions du cinéastes : les jeunes tagueurs seraient le versant « révolutionnaire », acitivistes à souhait, volontiers discoureurs (le contraste est étonnant avec les jeunes de Ayan Kan dont le silence est quasi-total, bien qu'également contestataire), transgressant par leurs dessins la noirceur carcérale de la ville.

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