Moi qui ai vu presque tous les films de
la Compétition internationale du FID 2012 (trois m'ont échappé), et dont il
est difficile de dire qu'ils avaient été sélectionnés à la
légère, j'affirme que le Grand prix décerné à Babylon n'était
pas de complaisance. Depuis quelques mois déjà, une partie du film
ayant circulé dans les milieux du septième art, ici et ailleurs, en
dehors des espaces obligés du cinéma convenu (notamment au festival
de Saint Denis à Ecrans), le bruit courait, relayé par des
accompagnateurs avisés, d'un événement cinématographique de
première importance.
J'assistai donc à la première
mondiale comme tout le monde. Et ce fut un ravissement. C'était dans
la grande salle de la Criée, au Théâtre National de Marseille,
principal lieu du festival. C'était samedi, le festival tirait à
sa fin. Il était évident, pour moi qui avais vu
l'essentiel, que le film ne pouvait pas être facilement exclu de la
plus haute récompense.
Le cinéma connaît plusieurs formes d'originalité. Celle de Babylon ne consiste pas à se distiller avec
perfidie pour apparaître manifestement à la fin du film. Cette
manière, plus fréquente, il faut dire, dans la fiction n'était pas
celle chosie par nos trois cinéastes. D'entrée de jeu, l'oeuvre affiche sa marque, elle est reprise et travaillée jusqu'au bout. L'événement
choisi est exceptionnel et exceptionnellement médiatique : près
d'un million de réfugiés de toutes nationalités fuyant la Lybie s'installent à Ras Jedir au sud tunisien. Alaa Eddine Slim,
Youssef Chabbi et Ismael décident d'y aller, caméra au point.
Ils n'étaient pas les seuls mais ils sont partis pour d'autres
raisons que celles qui ont attiré les photographes et les
porteurs de caméras. D'emblée donc, ceux qui attendent une
« couverture » du phénomène en seront pour leurs frais.
On peut « imaginer » ces
dizaines de milliers d'être humains arriver ensemble ou tous seuls
sans autre objectif que de partir, plus sûrs de leur départ que de
leur arrivée. On peut "imaginer" l'incertitude, la peur, la faim ... la désolation humaine dont les médias aiment se repaitre. De tout cela rien.
Ou presque rien. Mais des arbres, des sacs en plastique amoncelés,
la steppe et le bruit du vent, des insectes mais aussi des êtres
dont on peut penser qu'ils sont humains, avec et souvent sans
visages, des corps difficilement visibles, plus d'ombre que de chair,
sans identité, sans nom, ils vont et viennent, mangent quand c'est
possible, parlent des langues qu'on ne comprend pas (et que, dans un
geste étonnamment intelligent, les cinéastes ont refusé de
sous-titrer) ; tout cela mêlé sans la chaîne explicitant les
tenants et les aboutissants du phénomène, loin, très loin de l'ordre
spatio-temporel qui inscrirait les gens dans l'espace (mais comment
peut-il être question d'inscription dans l'espace ?) et dans le
temps (mais comment le temps peut-il s'enchaîner dans cet
arrrachement ?), loin très loin de la succession réelle ou supposée des actions. Mais alors, qu'implique le refus de
«couvrir » le chaos ? Répétons que ce refus est la première
vertu du film. L'image choisie ne sera pas celle qu'on met sur
« l'événement », qu'on rabat sur le réel,
l'image-cadre, l'image-écran, l'image qu'on voit et qui ne montre
rien, qui visualise un discours préalable idéologique ou
humanitaire.
Au lieu de cela, ils ont choisi l'image
première, la toute première, j'entends celle qui advient en
premier, proche justement de l'ombre, at-tenant aux êtres, celle qui
précède sa signification. Pour cela il faut s'être débarrassé
depuis longtemps des faussetés. Et le récit alors ? Là encore pas
de récit, pas celui-là en tout cas, celui souhaité, attendu, de
l'anecdote qui alimenterait le désir insatiable du voyeurisme
dramatique. Il fallait nécessairement, dans cet élan vers
l'essentiel des êtres, laisser remonter, comme tout seul, le
méta-récit, celui des êtres premiers. Babylon justement. Justement
intitulé.
Le film commence avec des images sur la
terre, un bout de terre, une grotte (tiens ?), quelques rares
végétations et un cafard poussant péniblement sa boule de
provision enroulée, des bouts de rochers, et le bruit du vent,
surtout le bruit du vent. C'est la seule « musique »
narrative du film qu'on entendra toujours, oui le bruit du vent. Et
puis petit à petit, des tentes qu'on voit se dresser pour accueillir
ces autres être venus d'on ne sait où (le film ne considère
pas important de dire d'où, et cela importe peu en effet). Un début
de «civilisation » s'installe devant nos yeux. On ne suivra
personne, ces visages sont tous celui qu'on suivra. Aucune identité
particulière ou supérieure ne s'en détache. Nous sommes peut-être
au début du monde mais sans prophète, sans poète ni aède. Alors
entre « un personnage » et un autre, il y a autant
d'identité que de différence. Il peut être lui et un autre en même
temps. L'altérité est débarrassée de tous ces faux liens avec
lesquels on veut bien l'enchaîner. Elle est comme neutre,
souveraine. Ensuite s'enchaînent, si j'ose m'exprimer ainsi mais je
ne devrais pas, des ensembles d'hommes dans des situations
différentes mais communes, comme manger, parler, marcher, se taire,
attendre, protester et chanter etc..Des situations qui pour être
séparées tracent ou retracent, vues de loin, comme le mouvement,
l'histoire d'une humanité plurielle
dans cette geste première qui consiste à s'organiser, militer (on a
même droit à une petite révolution) pour vivre. Jusqu'à la
fin. Tout est digne d'intérêt mais on a trois moments exceptionnels
: sous une tente, des hommes dans le noir, des Nigérians, parlent
(c'est là qu'on aperçoit Ismaël, il aime ça) de Dieu, des hommes
et d'autres choses qu'on ne comprend pas ; l'obscurité et la
difficulté de comprendre ce qu'ils disent aggravée par le
téléscopage d'une autre discussion à côté, ajoutent au mystère
et à la gravité de la situation ; à un autre moment, on voit
d'autres réfugiés, des Bangalis qui manifestent en portant un
corps, mort ou évanoui on ne sait pas, dans une procession bruyante
entre rituel et protestation : enfin, le moment du concert est
admirable ; un spectacle de chant et de danse s'érige au milieu de
tout cela, lui donnant un brin d'harmonie d'autant plus touchant
qu'il est aléatoire.
A la fin, retour à la terre, une terre
abandonnée, sur laquelle s'amoncellent les traces d'une humnité
disparue, avec la désolation qui suit. De la genèse à
l'apocalypse, on aura assisté à un agglomérat d'humanités qui se
fait et se défait selon un schéma archaique. Cette perception est,
dois-je le préciser, relève plus de la lecture que de la
démonstration, le film demeurant ouvert au sens propre et figuré,
work in progress, espace ouvert sur le désert, des nappes de temps,
et beaucoup d'air dont on entend le souffle.
Donc un ensemble de blocs qui font
pourtant récit, ou qui tendent à faire récit.
Inutile alors de chercher une
esthétique formatée ; documentaire, reportage, fiction tout cela
n'a aucun sens. Le parti pris choisi au départ fait que chaque bloc
de situation impose son esthétique. Peut importe que ce soit
l'événement, le lieu, le temps, ou l'objet. En fonction de la
situation, comme en tout vrai art, un élément s'impose, dicte sa
loi et imprègne tout le reste. La discussion sous la tente, par
exemple, s'organise sous l'emprise de l'obscurité. La manifestation
sous celle du conflit. Le « concert » impose sa
corégraphie. La distance, le mouvement de la caméra et l'angle de
prise de vue changent en conséquence. Ce film est une leçon
d'humilité, pas de fausse modestie (le film peut paraître
prétentieux) mais d'humilité, une humilité qui découle d'une
nécessité morale qu'impose la nature de ce regard : se mettre au
service des êtres, des choses, du temps, du lieu, bref du monde,
d'un monde d'autant plus digne d'une humble considération qu'il s'est fait et s'est défait
devant nos yeux, et qu'on n'a pas eu le temps qu'on ne s'est pas
donné le temps de voir. Babylon nous aura aidés à le regarder..
Par ailleurs, le film est éminemment
politique.
le plaisir de lire et d'imaginer.. merci
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