mercredi 11 juillet 2012

Le justement intitulé Babylon de Ala Eddine Slim, Youssef Chebbi et Ismaël Un ravissement


Moi qui ai vu presque tous les films de la Compétition internationale du FID 2012 (trois m'ont échappé), et dont il est difficile de dire qu'ils avaient été sélectionnés à la légère, j'affirme que le Grand prix décerné à Babylon n'était pas de complaisance. Depuis quelques mois déjà, une partie du film ayant circulé dans les milieux du septième art, ici et ailleurs, en dehors des espaces obligés du cinéma convenu (notamment au festival de Saint Denis à Ecrans), le bruit courait, relayé par des accompagnateurs avisés, d'un événement cinématographique de première importance.
J'assistai donc à la première mondiale comme tout le monde. Et ce fut un ravissement. C'était dans la grande salle de la Criée, au Théâtre National de Marseille, principal lieu du festival. C'était samedi, le festival tirait à sa fin. Il était évident, pour moi qui avais vu l'essentiel, que le film ne pouvait pas être facilement exclu de la plus haute récompense.
Le cinéma connaît plusieurs formes d'originalité. Celle de Babylon ne consiste pas à se distiller avec perfidie pour apparaître manifestement à la fin du film. Cette manière, plus fréquente, il faut dire, dans la fiction n'était pas celle chosie par nos trois cinéastes. D'entrée de jeu, l'oeuvre affiche sa marque, elle est reprise et travaillée jusqu'au bout. L'événement choisi est exceptionnel et exceptionnellement médiatique : près d'un million de réfugiés de toutes nationalités fuyant la Lybie s'installent à Ras Jedir au sud tunisien. Alaa Eddine Slim, Youssef Chabbi et Ismael décident d'y aller, caméra au point. Ils n'étaient pas les seuls mais ils sont partis pour d'autres raisons que celles qui ont attiré les photographes et les porteurs de caméras. D'emblée donc, ceux qui attendent une « couverture » du phénomène en seront pour leurs frais. On peut « imaginer » ces dizaines de milliers d'être humains arriver ensemble ou tous seuls sans autre objectif que de partir, plus sûrs de leur départ que de leur arrivée. On peut "imaginer" l'incertitude, la peur, la faim ... la désolation humaine dont les médias aiment se repaitre. De tout cela rien. Ou presque rien. Mais des arbres, des sacs en plastique amoncelés, la steppe et le bruit du vent, des insectes mais aussi des êtres dont on peut penser qu'ils sont humains, avec et souvent sans visages, des corps difficilement visibles, plus d'ombre que de chair, sans identité, sans nom, ils vont et viennent, mangent quand c'est possible, parlent des langues qu'on ne comprend pas (et que, dans un geste étonnamment intelligent, les cinéastes ont refusé de sous-titrer) ; tout cela mêlé sans la chaîne explicitant les tenants et les aboutissants du phénomène, loin, très loin de l'ordre spatio-temporel qui inscrirait les gens dans l'espace (mais comment peut-il être question d'inscription dans l'espace ?) et dans le temps (mais comment le temps peut-il s'enchaîner dans cet arrrachement ?), loin très loin de la succession réelle ou supposée des actions. Mais alors, qu'implique le refus de «couvrir » le chaos ? Répétons que ce refus est la première vertu du film. L'image choisie ne sera pas celle qu'on met sur « l'événement », qu'on rabat sur le réel, l'image-cadre, l'image-écran, l'image qu'on voit et qui ne montre rien, qui visualise un discours préalable idéologique ou humanitaire.
Au lieu de cela, ils ont choisi l'image première, la toute première, j'entends celle qui advient en premier, proche justement de l'ombre, at-tenant aux êtres, celle qui précède sa signification. Pour cela il faut s'être débarrassé depuis longtemps des faussetés. Et le récit alors ? Là encore pas de récit, pas celui-là en tout cas, celui souhaité, attendu, de l'anecdote qui alimenterait le désir insatiable du voyeurisme dramatique. Il fallait nécessairement, dans cet élan vers l'essentiel des êtres, laisser remonter, comme tout seul, le méta-récit, celui des êtres premiers. Babylon justement. Justement intitulé.
Le film commence avec des images sur la terre, un bout de terre, une grotte (tiens ?), quelques rares végétations et un cafard poussant péniblement sa boule de provision enroulée, des bouts de rochers, et le bruit du vent, surtout le bruit du vent. C'est la seule « musique » narrative du film qu'on entendra toujours, oui le bruit du vent. Et puis petit à petit, des tentes qu'on voit se dresser pour accueillir ces autres être venus d'on ne sait où (le film ne considère pas important de dire d'où, et cela importe peu en effet). Un début de «civilisation » s'installe devant nos yeux. On ne suivra personne, ces visages sont tous celui qu'on suivra. Aucune identité particulière ou supérieure ne s'en détache. Nous sommes peut-être au début du monde mais sans prophète, sans poète ni aède. Alors entre « un personnage » et un autre, il y a autant d'identité que de différence. Il peut être lui et un autre en même temps. L'altérité est débarrassée de tous ces faux liens avec lesquels on veut bien l'enchaîner. Elle est comme neutre, souveraine. Ensuite s'enchaînent, si j'ose m'exprimer ainsi mais je ne devrais pas, des ensembles d'hommes dans des situations différentes mais communes, comme manger, parler, marcher, se taire, attendre, protester et chanter etc..Des situations qui pour être séparées tracent ou retracent, vues de loin, comme le mouvement, l'histoire d'une humanité plurielle dans cette geste première qui consiste à s'organiser, militer (on a même droit à une petite révolution) pour vivre. Jusqu'à la fin. Tout est digne d'intérêt mais on a trois moments exceptionnels : sous une tente, des hommes dans le noir, des Nigérians, parlent (c'est là qu'on aperçoit Ismaël, il aime ça) de Dieu, des hommes et d'autres choses qu'on ne comprend pas ; l'obscurité et la difficulté de comprendre ce qu'ils disent aggravée par le téléscopage d'une autre discussion à côté, ajoutent au mystère et à la gravité de la situation ; à un autre moment, on voit d'autres réfugiés, des Bangalis qui manifestent en portant un corps, mort ou évanoui on ne sait pas, dans une procession bruyante entre rituel et protestation : enfin, le moment du concert est admirable ; un spectacle de chant et de danse s'érige au milieu de tout cela, lui donnant un brin d'harmonie d'autant plus touchant qu'il est aléatoire.
A la fin, retour à la terre, une terre abandonnée, sur laquelle s'amoncellent les traces d'une humnité disparue, avec la désolation qui suit. De la genèse à l'apocalypse, on aura assisté à un agglomérat d'humanités qui se fait et se défait selon un schéma archaique. Cette perception est, dois-je le préciser, relève plus de la lecture que de la démonstration, le film demeurant ouvert au sens propre et figuré, work in progress, espace ouvert sur le désert, des nappes de temps, et beaucoup d'air dont on entend le souffle.
Donc un ensemble de blocs qui font pourtant récit, ou qui tendent à faire récit.
Inutile alors de chercher une esthétique formatée ; documentaire, reportage, fiction tout cela n'a aucun sens. Le parti pris choisi au départ fait que chaque bloc de situation impose son esthétique. Peut importe que ce soit l'événement, le lieu, le temps, ou l'objet. En fonction de la situation, comme en tout vrai art, un élément s'impose, dicte sa loi et imprègne tout le reste. La discussion sous la tente, par exemple, s'organise sous l'emprise de l'obscurité. La manifestation sous celle du conflit. Le « concert » impose sa corégraphie. La distance, le mouvement de la caméra et l'angle de prise de vue changent en conséquence. Ce film est une leçon d'humilité, pas de fausse modestie (le film peut paraître prétentieux) mais d'humilité, une humilité qui découle d'une nécessité morale qu'impose la nature de ce regard : se mettre au service des êtres, des choses, du temps, du lieu, bref du monde, d'un monde d'autant plus digne d'une humble considération qu'il s'est fait et s'est défait devant nos yeux, et qu'on n'a pas eu le temps qu'on ne s'est pas donné le temps de voir. Babylon nous aura aidés à le regarder..
Par ailleurs, le film est éminemment politique.

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