mardi 21 juin 2011

De retour de Cannes, bilan 3


3-Pouvoir et cinéma, pouvoir du cinéma


Le problème du pouvoir aura été également l'un des thèmes majeurs de cette session. Il a travers é les différentes sections mais en donnant lieu, là encore, à différents niveaux de traitement cinématographique. Laissons de côté La Conquête de Xavier Durringer, plus anectodique qu'inventif, cherchant tout juste à mimer la réalité, même s'il témoigne d'un désir de prendre à bras-le-corps via le cinéma le monde politique ; il y a aussi L'exercie de l'Etat, de Pierre Schoeller un autre film français, que nous n'avons pas vu mais dont on dit qu'il était suffisamment romancé et cinématographiquement bien mené pour permettre une réflexion autrement pertinente sur la responsabilité politique, à travers l'histoire d'un ministre des transports ficitif, coincé entre l'appel de la conscience et la tentation de la communication médiatique. Il nous fallait un Nanni Moretti pour proposer un angle d'attaque original. Habemus papam nous a heureusement placé un cran au dessus de la reproduction prétentieusement intelligente et mortellement plate du traitement médiatique. La perception du film a été, en Italie, quelque peu voilée par les réactions primaires de certains milieux cléricaux qui n'y ont vu qu'offense à la dignité de l'institution religieuse mais il est évident que le choix de l'Eglise n'est pas l'horizon lointain du film. Elle est comme le décorum obligé mais ironique (vu l'importance de l'institution en Italie) puisé bien entendu dans une réalité particulière mais le propos est de toute évidence ailleurs. A travers l'exemple spécifique d'un pape paniqué (du reste pas si fantasque que ça) il faut chercher le sens du film dans l'angoisse que provoque (que devrait provoquer) aujourd'hui la prise de pouvoir, dans la régression que cause l'accès subit à de hautes fonctions, dans le trouble souvent occulté que suscite le devoir d'affronter la masse des électeurs. Problème fondamental de représentation d'où la présence de Moretti (oui le film est aussi un autoportrait) dans la peau d'un psychanalyste désespéré prêt à tous les compromis, d'où aussi l'importance du théâtre dans le film, Tchekov ramenant le pape en fugue à des désirs d'enfance longtemps refoulés. On mesure, dès lors, l'importance décisive de la prestation magistrale de Michel Piccoli, à nos yeux le véritable Prix d'interprétation masculine. L'argument de la politique est l'un des plus difficiles au cinéma. Pour y avoir élu domicile, il a été outrancièrement formaté par les médias. Or cette session nous a proposé deux moments exceptionnels de confrontation du cinéma et de la politique. On s'en souviendra longtemps. Il s'agit pourtant de deux films qui viennent d'horizons culturels et politiques bien différents et qui répondent, en apparence, à deux types d'exigence incomparables. Qu'est-ce qu'il y aurait en effet de commun entre Pater de Alain Cavalier et Ceci n'est pas un film de Jaafar Panahi et Mojtaba Mirtahmasb ? Rien de prime abord, mais en réalité de profondes affinités. Condamné à six ans de prison et à vingt ans d'interdiction de filmer, Jaafar Panahi se replie dans son appartement, en attendant le verdict de la cour d'appel. Il invite son ami documentariste Mojtaba Mirtahmasb à le filmer, s'installe devant la caméra, prend son petit déjeûner, donne à manger à l'iguane de sa fille, parle de la censure, évoque des scénarios qu'il n'a pas pu tourner, commente des scènes de ses anciens films, téléphone à son avocate pour s'enquérir de l'avancement du procès. Tout cela ne fait pas un film, comme l'indique le titre. Mais on aura compris l'ironie car cela donne, in fine, une oeuvre de haute qualité. Panahi continue, mais dans un cas extrême, de montrer ce qu'un cinéaste talentueux est capable de faire dans un contexte d'oppression, comment on peut transformer la contrainte en un ressort essentiel de création. Au-delà de l'information que communique le film, envoyé clandestinement par usb à Cannes, sur l'état de la censure en Iran, Ceci n'est pas un film est un concentré d'art et un traité d'art poétique. On ne fait pas des films qu'avec une grande histoire romanesque, des décors majestueux, d'importants acteurs professionnels, un lourd appareillage de prise de vue et de prise de son. Un film se fait d'abord avec de l'obstination et peut, quand il est porté par un désir de création sincère et une forte conviction se nourrir de ce qui existe. L'argument principal de Jaafar Panahi est l'interdiction de faire son film ; la dramaturgie va des communications téléphoniques avec son avocate jusqu'à l'accompagnement du concierge au bas de l'immeuble en passant par les différentes démonstrations dessinées sur la moquette du film interdit, le tout ponctué des détails de la vie dans l'appartement. Dehors, le bruit du feu d'artifice allumé à l'occasion de la fête du feu sonne comme des coups de canon. Du coup, le film arrive à avoir des résonances au-delà des limites que lui impose la censure, devenues du coup anecdotiques. Ceci n'est pas un film parvient physiquement jusqu'à Cannes mais atteint par sa portée esthétique et politique des dimensions qui vont bien au-delà des conditions locales de sa production et de la volonté de ses censeurs qui plus que condamnables deviennent ridicules. En cela il rejoint paradoxalement cet autre objet, d'une étonnante préciosité, curieux à l'extrême qu'est Pater d'Alain Cavalier. On sait que Cavalier a une conscience politique aiguisée ; il a été l'un des premiers cinéastes à avoir parlé de la guerre d'Algérie à l'occasion de quoi il a connu lui aussi la censure. Mais il est surtout un explorateur audacieux du sens, ne se souciant guère de la notoriété ni de l'argent. Depuis quelque temps, accroché à sa caméra video, il s'est replié sur son entourage immédiat, non pas dans une posture narcissique, mais dans une espèce de retrait stratégique scrutant les enjeux contemporains du et par le cinéma. Il n'est plus cinéaste, il est filmeur, c'est ainsi qu'il s'est désormais intitulé. Après ses amis (Vies), l'acteur (René), lui-même (Le filmeur), sa compagne (René), le voici toujours au plus près de lui-même et paradoxalement en phase avec le monde. Muni donc de sa HD, il appelle Vincent Lindon et lui propose ce film où ils jouent tous les deux à la fois leur propre rôle mais aussi ceux du Président de la République qui échoit, à tout seigneur tout honneur, au réalisateur et de Premier ministre assigné à l'acteur du reste ami et un peu fils. On voit donc les deux compères mi-figue mi-raisain discuter à la fois des rôles qu'ils ont à jouer, de la contenance à avoir, des costumes à porter et en même temps des fonctions elles-mêmes sans que l'on discerne toujours le travail de préparation du jeu lui-même, le documentaire de la fiction, l'artifice du naturel, ce qui n'empêche absolument pas des dialogues plus que sensés sur les affaires et la morale en politique. Un ton qu'on n'a jamais vu au cinéma, un mélange de drôlerie et d'intelligence, de désinvolture et de gravité. La valeur de ce film, et de celui de Panahi, est précisément dans le questionnement du politique au moyen de l'art cinématographique. On n'a pas manqué de remarquer la coïncidence de ce film avec l'actualité : à un moment donné, le président invoque une photo compromettante pour son adversaire que le premier ministre futur candidat refuse d'utiliser comme moyen de chantage mais prend bien soin de ranger dans sa poche. Qui sait, on pourrait en avoir besoin au cas où ...mais l'actualité du film est aussi et surtout dans l'écho qu'il renvoie du rapport de plus en plus compliqué entre la fiction et la réalité, du jeu auquel se livrent les politiques entre médiatisation people de leur vie intime et communication politique. Les contraintes subies par Panahi, Cavalier en prend d'une certaine manière acte, les intériorise, s'y soumet volontairement pour se livrer au fond au même questionnement. Cette singulière et étonnante jonction entre l'intime et ses résonances publiques et politiques, est en même temps l'exploration des possibilités qu'offre la vidéo au cinéma. L'oeil de la HD nous permet peut-être de discerner (à condition de trouver le bon point de vue) quelque chose dans ce qui se joue à notre époque. Et la vocation des grands cinéastes est, quelle que soit la distance qui les sépare les uns des autres et en dépit des différences apparentes, de se retrouver à nous dire quelque chose d'important sur le monde qu'ils habitent. Mais il faut encore savoir regarder ce qu'ils nous proposent

Publié dans Attariq Aladid du 18 au 23 juin 2011

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