La question du
territoire au cinéma.
Désordre
des limites
Le cinéma nous semble aujourd’hui, plus que jamais,
travaillé par la question du territoire, de sa traversée et de ses limites.
Certes, la mobilité a marqué le cinématographe dès sa naissance, mobilité de
l’image (photographie en mouvement) mobilité des sujets filmés, mécaniques,
animaliers, humains (chevaux galopant,
humains traversant la place, trains arrivant en gare etc…), mobilité de la
caméra (travellings et autres panoramiques), mobilité des opérateurs (envoyés à
travers le monde, à Venise, à Alger, au Caire, à Moscou etc…). Cette traversée
des frontières s’est poursuivie dans l’histoire du cinéma, particulièrement dans
le domaine de la diffusion des films. Pour le meilleur (une plus large
connaissance du cinéma) et pour le pire (une répartition inégale de la production).
Aujourd’hui le mouvement s’est accéléré de façon
qualitativement différente. Et toujours pas économiquement équitable. De physique,
le mouvement est devenu de plus en plus virtuel à la faveur d’une numérisation
de l’outil qui a fini par couvrir l’ensemble de la chaine de fabrication, du
montage jusqu’à la projection. Le film bouge d’autant plus vite qu’il a perdu
toute matérialité mais il n’est plus seul à bouger. Les hommes eux-mêmes, réalisateurs ou faiseurs de films, techniciens,
acteurs, critiques n’ont de cesse de migrer selon des modalités et des raisons
diverses, bien différentes de celles des années 30/40 même si les troubles politiques y sont toujours pour quelque chose. (Peut-être
cela est-il plus vrai encore pour des raisons historiques dans notre région
méditerranéenne). La poétique même du film en a été affectée, les frontières
géographiques ne sont plus les seules à être remises en question ; celles
des genres (documentaire/fiction, court/long, expérimental/commercial,
moderne/classique etc…) et même celles, ontologiques du film lui-même (ne
devrait-on pas reposer la question de Bazin, qu’est-ce que le cinéma
aujourd’hui ?) en tant qu’art spécifique se sont déplacées brouillant les
limites qui, jadis, séparaient plus distinctement musique, littérature, théâtre,
arts plastiques etc… Du coup, ce
« désordre » territorial englobe indistinctement tout à la
fois l’espace géographique (celui du déplacement des hommes et des produits) et
l’espace poétique (celui, filmique, de la migration des catégories de discours)
dans une transformation fondamentale où se mêlent, comme jamais ils ne se sont
mêlés, le politique, l’esthétique et l’économique. C’est cette migration
trans-géographique, trans-poétique que nous essaierons d’interroger d’autant
que (et parce que) les films que nous portons dans Archipels Images en
représentent une expression exemplaire. Nous sommes proches de la confusion
tant les changements sont rapides, tant les anciennes limites sont malmenées, tant
et si bien que, comme effrayés par la perspective de tout voir s’effondrer, les
institutions (administratives, économiques, culturelles) ont tendance à se
réfugier dans un conservatisme rigide reprenant à l’infini les mêmes normes de
production, de distribution, d’exploitation) et appellent du même coup aux
mêmes schèmes de création, tournant le dos, quand elles ne les rejettent pas
cyniquement, aux nouvelles formes de création esthétique. Cet effacement rapide
des frontières horizontales s’accompagne d’une sérieuse remise en question des
hiérarchies verticales, établies
symboliquement à
l’échelle planétaire. De nombreux signes de renouveau autrement audacieux
viennent aussi des régions du « sud », de contextes économiques et institutionnels
pauvres. L’œuvre d’un cinéaste comme Tariq Teguia (pour prendre un exemple proche de nous) est à cet
égard plus que significative : arpenter l’espace n’est pas chez lui qu’une
métaphore obsessionnelle (ce qu’elle est aussi), c’est plus largement une forme
d’expression emblématique de l’exploration de nouveaux territoires dans tous
les sens, magistralement initiée par lui et librement et diversement suivie par
bien d’autres jeunes cinéastes de Méditerranée. Son dernier film,
« Révolution Zendj » en est une forme à l’élaboration à la fois aiguë et exacerbée, où le
désir d’aller au-delà des frontières traverse le film de bout en bout, depuis
ses conditions matérielles de fabrication jusqu’ à celles de sa circulation en
passant par le tissage résolument exploratoire des genres dans l’œuvre même où
s’enchevêtrent, pour le bonheur des yeux et des oreilles, photographie, art
plastique, art vidéo, discours politique, nouvelle formes de narration. Les
exemples sont nombreux de jeunes cinéastes qui à leur tour, ont mis à l’épreuve
les limites artistiques et institutionnelles de la création-production
cinématographique. On peut citer à titre d’exemple (il y en a bien d’autres),
Tarek Sami, Lamine-Ammar Khodja, Hassen Ferhani, Ziad Kalthoum ou plus
récemment encore Alaeddine Slim dont « The Last of us » nous offre un
exemple inédit de traversée (des frontières, des récits et des genres),
étonnant, définitivement inoui, dans une mise en scène magnifiquement
et continuellement agrippée à sa propre logique. On aurait tendance, réflexe
imposé par la peur de perdre les repères des espaces confortablement habités
par le cinéma culturel, à mettre tous ces films dans la rubrique du cinéma
« expérimental ». Notre désir, en organisant cette table ronde, est
de poursuivre la réflexion à la lumière de ces propositions nouvelles pour que
le discours sur le cinéma puisse à son tour sortir un peu des territoires et
des catégories dans lesquels il est confiné.
Tahar Chikhaoui
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