Projeté mardi dernier à
ciné-Madart au ciné-club Cinéfils, Forgotten a été accueilli par
une salle bien pleine. Le réalisateur était présent à la
projection, accompagné par l'un des principaux protagonistes du
film, Abdelhak Basdouri. Ils ont répondu aux questions des
spectateurs dans un débat animé par Ikbal Zalila. Impressions.
Ridha Tlili n'en est pas à
son premier coup d'essai. Avec Forgotten,
son quatrième long métrage, il poursuit vaillamment et discrètement
(je souligne) l'exploration
d'un chemin qui lui est bien propre, jalonné de questionnements qui
tournent pour l'essentiel autour de la Révolution tunisienne, de la
jeunesse militante, de la culture et de sa région natale. Ces thèmes
ne sont jamais traités séparément mais reviennent, dans chacun de
ses films, toujours mêlés, selon à chaque fois un montage
différent.
C'est encore, et de façon
plus évidente, le cas dans Forgotten
puisqu'il s'agit clairement d'une bande d'amis, militants
révolutionnaires, jeunes, de Sidi Ali Ben Aoun (à 50km au sud de
Sidi Bouzid) et dont les velléités théâtrales ponctuent le film.
Mais, disons-le tout de suite, il se dégage de cette nouvelle
composition une idée puissante autour de la question de la
représentation. Insaf Machta l'a déjà bien remarqué dans son bel
article publié le 10 février dernier dans Nawat, justement intitulé
« La représentation, un enjeu
politico-esthétique ». Mais précisons
que cette question n'apparaît pas sous une forme explicite, n'est
pas étalée à la surface du film, ni exhibée à la faveur d'un
prétendu engagement idéologique. Pourtant, elle est présente à la
fois dans la matière même du film, s'agissant de jeunes
marginalisés et dans la manière de les mettre en scène, de les
représenter. Le sens du film se déploie dans cet espace-là, entre
l'aberration de cette absence de représentation et l'ambition de
mettre en scène la légitimité de leur présence. C'est la
première, et la plus apparente, force du film, force de proposition
politique. Mais attention, nous entendons par absence et présence
(et c'est là où réside, plus que la force, la puissance du film),
ombre et lumière. Cette tension est physiquement construite.
D'emblée : le film commence dans une pièce noire (une épicerie),
mais totalement noire, ouverte en arrière plan sur la lumière de la
rue qui rentre par la porte. On n'est pas (seulement) au cinéma, on
est à l'intérieur de la camera (osbcura s'il en est), c'est de là
qu'on partira (pour nous dans le film et pour les personnages dans la
voiture) dans cette difficulté de lumière et d'espace. Dans
l'obscurité et la promiscuité. Et il n'est pas fortuit que d'entrée
de jeu l'outil soit évoqué et Ridha Tlili lui-même interpellé ;
« tu filmes et tu fais le montage ? » telle est la
première réplique du film.
Ces jeunes, Ridha Tlili
les as suivis, non ce n'est pas le mot, accompagnés de 2013 à 2016,
dans leurs déboires, leur révoltes, leur désespoir et leur
désillusion mais aussi dans les détours qu'ils prennent face à
l'adversité en recourant notamment au théâtre. Il ne les quitte
pas d'une semelle, les filmant de tout près, de si près qu'on ne
voit quasiment pas leur entourage. Il y a peu de plans larges sauf
dans l'espace public à l'occasion de réunions ou d'assemblées
politiques, ou des moments de respiration poétique (Ridha Tlili n'a
pas pu se priver de quelques échappées de lyrisme empathique, peu
appuyées du reste). Forgotten
n'est pas un film sur les jeunes mais avec eux. Ils sont filmés dans
leur élan rhétorique, leurs conversations politiques mais aussi et
surtout dans leur quotidien. Le naturel avec lequel sont mêlés les
deux registres éloigne le film de la fausse rhétorique, de la
surenchère politique, expression de cette mauvaise conscience des
artistes (on en a connus pas mal) prisonniers de leur condescendance.
Du coup, leur révolte qui prend des formes très différentes selon
qu'il s'agit de l'un ou de l'autre (les discussions entre Chafi et
Abdelhak sont à revoir et à réécouter) n'apparaît pas comme
l'émanation de convictions idéologiques abstraites mais comme la
conséquence logique leur propre situation.
Ridha Tlili qui a toujours
été attentif à la question de l'art, populaire (Jiha) ou
révolutionnaire (Révolution moins 5) réserve ici une place
particulière au théâtre. Nos jeunes pensent créer une association
de théâtre, répètent à leurs heures perdues (heures toutes
perdues du reste) une pièce dont on ne saisit que des bribes,
collégialement fabriquée, improvisée à l'infini, mais dont on
perçoit bien la dimension socio-politique. Le film peut être ainsi
lu : comme le processus de la création d'une association puisqu'il
finit par la décision de la créer ; même si dans la vraie
vie, cela n'a pas été réalisé, la décision aura servi à
structurer dramaturgiquement le film. On aurait pu attendre une autre
construction, plus historique, la période concernée s'étalant sur
trois années bien chargées d'événements. L'approche est tout
autre, la scène (dramatique) l'ayant emporté sur le drame
(historique). Mais, encore une fois, le théâtre n'est pas qu'un
argument thématique, il offrira au cinéaste le procédé même qui
gouverne son oeuvre. D'abord, Ridha Tlili ne se contente pas de
montrer les jeunes répéter et jouer. Ils jouent et jouent à jouer.
La marge dans laquelle ils sont relégués, à laquelle ils semblent
à jamais condamnés, devient une scène de jeu, où se déploient
une complicité amicale et l'expression décalée de leurs désirs de
vie, de travail, de femmes. Au passage, l'absence des femmes (qu'on
entend déplorer ici et là comme dans d'autres films récents) est
précisément liée à ce traitement de la représentation. Ensuite,
Ridha Tlili puise le principe fondamental de sa mise en scène dans
cette distance que ses personnages prennent ainsi sur leur propre
situation ; c'est là qu'il cherche constamment et délicatement à
se tenir. Dans une proximité distante, respectueuse, une empathie
dépourvue de toute démagogie, se sachant occuper un statut social
différent.
Là où on risque de voir
de la maladresse « technique », il sied de saisir la
délicatesse du regard.